Pierre Potier
Ingénieur
Mandarine ou citron ?
Au début du XVIIIe siècle, un débat agite le monde scientifique sur une question qui peut paraître un détail pour le commun des mortels : quelle est la forme exacte du globe terrestre ? D’un côté, les «newtoniens» pensent que la Terre est légèrement aplatie aux pôles, un peu comme une mandarine. De l’autre côté, les «cartésiens» supposent qu’elle est allongée aux pôles, à l’image d’un citron ! Newton triomphe dans toute l’Europe, sauf en France où plane encore la figure tutélaire de Descartes, avec sa théorie des tourbillons. Jacques Cassini, directeur de l’Observatoire de Paris, est un cartésien déclaré. Il triomphe car une vaste campagne de mesures en France vient de valider la position cartésienne. Un grand succès pour la science française.
Mais deux jeunes académiciens, Maupertuis et Clairaut, contestent ces résultats et osent sonner l’heure de la révolte contre Descartes. Voltaire les approuve. L’Académie des sciences pourfend ces traîtres. La réputation de la science française est en jeu.
Un jeune astronome, Louis Godin, propose une solution pour trancher le débat : mesurer à l’équateur un degré de méridien. S’il est plus court qu’en France, Newton a raison ; s’il est plus long, Descartes a raison. Selon Godin, l’écart entre l’équateur et la France, dans un sens ou dans l’autre, sera assez grand pour ne pas être contesté. L’Académie adopte cette proposition : l’expédition aura lieu au Pérou, dans la région de Quito (aujourd’hui en Equateur).
Pourquoi aller dans une colonie espagnole alors que la Guyane française est proche de l’équateur ? Probablement dans l’espoir de pouvoir étudier discrètement le Pérou, ce pays riche, fermé aux étrangers depuis deux cents ans. Louis XV sollicite son oncle Philippe V d’Espagne, qui accorde le passeport.
Alors que la mission au Pérou se prépare, l’Académie décide de lancer une expédition similaire en Laponie, menée par Maupertuis, pour conforter les résultats du Pérou.
Un an de voyage
Mai 1735 : Le Portefaix hisse les voiles à La Rochelle et met le cap sur l’Amérique. A son bord, trois académiciens trentenaires : Louis Godin, astronome et chef de l’expédition, Pierre Bouguer, mathématicien, et Charles de La Condamine, géographe.
Sept assistants les accompagnent, dont Joseph de Jussieu, naturaliste et médecin, plus jeune que ses deux illustres frères. Il y a aussi Hugot, horloger, en charge des instruments de mesure, Séniergue, chirurgien, et Jean Godin des Odonais, cartographe et cousin de Louis Godin.
A Saint-Domingue, durant les mois d’attente de leur prochain bateau, Godin prend une maîtresse créole et dépense l’argent de la mission avec désinvolture, devant ses collègues ébahis. Les relations entre les trois académiciens en seront durablement affectées.
A Carthagène, deux officiers espagnols, Juan, vingt-deux ans, et Ulloa, dix-neuf ans, se joignent à la troupe, qu’ils ne quitteront plus. Leur rôle est d’assister (et surveiller) les Français. Ils seront des collègues exemplaires, compétents et loyaux.
Le conflit des chefs entre la paire Bouguer-La Condamine et Godin est permanent. Tout est sujet à querelle dans la préparation de leur travail.
De Guayaquil à Quito, situé à 2800 m d’altitude, le groupe découvre les moustiques, scorpions et serpents dans la vallée, puis les précipices et ponts de liane vertigineux dans la montagne. Quito réserve un accueil enthousiaste à ces hommes de science qui entrent dans leur ville, suivis de soixante-dix mules et de volumineux instruments. Ils ont quitté la France il y a un an.
Quito s’avère une ville très agréable. Les dix Français se retrouvent bientôt au cœur d’une vie mondaine brillante, tout en se préparant à leur grande aventure scientifique.
Une méthode ancestrale ; une technologie dernier cri
Le principe de la mesure d’un méridien terrestre n’a pas changé depuis Eratosthène, qui avait déterminé la circonférence terrestre quelque vingt siècles plus tôt.
On choisit d’abord le tronçon de méridien à mesurer. Ce sera (après moult discussions) l’ancienne route inca de Quito à Cuenca, bordée de volcans culminant à 6000 m. On distingue deux phases bien différentes : une phase géodésique, où l’on mesure sur le terrain la longueur du tronçon (340 km), et une phase astronomique, où l’on établit la portion d’arc que ce tronçon représente dans la circonférence terrestre (trois degrés).
Pour mesurer la longueur du tronçon, on fait appel à la «triangulation» : le tronçon est «maillé» par une quarantaine de triangles dont on mesure les angles par visée, à l’aide d’un «quadrant». Il suffira de mesurer la longueur d’un seul côté, la «base», pour en déduire par calcul la longueur de l’ensemble.
Un début prometteur
Fin 1736, on attaque la mesure de la base, à Yaruqui, à l’aide de jauges en bois étalonnées sur la toise d’acier apportée de France. Il faut redoubler d’attention car une erreur sur la base se répercuterait sur tout le reste. Deux équipes travaillent séparément durant un mois. A l’arrivée, leurs résultats ne différent que de 7 cm sur une distance de 12,2 km ! Cette première étape est un franc succès et le groupe se met à rêver d’une mission éclair!
Espoir vite douché car la caisse est vide : la France n’a pas envoyé d’argent. Pragmatique, La Condamine met en vente sa garde-robe personnelle et obtient un vrai succès auprès de la bourgeoisie de Quito, ce qui lui vaudra d’ailleurs un procès pour contrebande. Mais ce ne sera évidemment pas suffisant pour financer une expédition scientifique andine de 340 km. Il se rend donc à Lima, à 1800 km, pour rencontrer le vice-roi, dont il obtient le support : Quito avancera des fonds à la mission. Par ailleurs La Condamine encaisse une lettre de crédit personnelle. En six mois, il est devenu le banquier de l’expédition et son chef naturel.
Au milieu des volcans
Les problèmes d’argent réglés, on attaque la mesure des triangles. La première station de mesure est prévue au sommet du mont Pichincha, à l’ouest de Quito, à 4776 m d’altitude. Un défi pour ces hommes de science plutôt adeptes des bibliothèques. Au sommet, c’est le brouillard total. Les porteurs disparaissent dans la nature. Le groupe attend des jours meilleurs. Ils affrontent froid et tempêtes sous leurs tentes. Ils sont les premiers Européens à cette altitude. Après trois semaines héroïques, ils renoncent : on construira la station plus bas. Cet épisode restera gravé dans la mémoire des Indiens qui, dès lors, attribuent des pouvoirs surnaturels à ces étrangers bizarres.
Une lettre de Paris arrive (sans argent) : l’expédition en Laponie est déjà terminée et Newton a gagné ! Mais le résultat est déjà contesté en raison du biais notoire de Maupertuis pour Newton. L’expédition au Pérou devra trancher.
La mesure des triangles commence. Deux équipes travaillent en parallèle, chacune de façon autonome. D’un côté, Louis Godin, Ulloa et Juan ; de l’autre, La Condamine et Bouguer. La tension entre les chefs persiste, mais le travail se fait. Jean Godin des Odonais est l’éclaireur, qui identifie et aménage à l’avance les sites des stations et des balises à viser. De station en station, de mois en mois, les deux équipes progressent lentement. Il faut affronter le froid, le brouillard, la neige, les abandons récurrents des porteurs, les conflits entre Indiens, esclaves et créoles, les vols de matériel. Une station a dû être reconstruite à sept reprises ! Le confort des tentes est précaire. Lorsque le temps est beau, le panorama sur les volcans est magnifique, en particulier le Chimborazo, culminant à 6623 m, près de Riobamba où ils font une pause, à mi-chemin.
Plus tard, alors qu’ils progressent vers Cuenca, ils assistent à la spectaculaire éruption du Sangay avec des torrents de lave en feu traçant des chemins dans la neige. Ils parviennent à l’extrémité du tronçon à Targui, au sud de Cuenca, en juin 1739, deux ans après leur départ de Quito. Ils mesurent alors la longueur de la dernière base, laquelle peut aussi être calculée. Un bon moyen pour vérifier la qualité des mesures de triangles. Suspense : si l’écart est trop grand, ils devront tout recommencer ! Bouguer calcule et corrige en fonction de l’altitude et la température. Les résultats s’avèrent exceptionnels pour les deux équipes : 60 cm d’écart seulement sur 12 km entre la mesure et la valeur calculée. La confiance est dès lors totale pour le calcul de la longueur totale du tronçon. C’est la conclusion de la phase géodésique. Et chacun espère maintenant profiter des charmes de la bonne ville de Cuenca, pour soigner le corps et l’esprit. Ce ne sera pas le cas.
Mort dans l’après-midi
Séniergue, le chirurgien, est déjà à Cuenca depuis mars. Il soigne la clientèle bourgeoise avec succès et gagne bien sa vie. Grand séducteur, il a une liaison amoureuse avec Manuela, la fille d’un patient. Celle-ci a été abandonnée par son fiancé Leon, qui prend néanmoins très mal cette liaison. Il le fait savoir à Séniergue et un combat s’ensuit dans la rue. Toute la ville en parle. Un sentiment anti-français flotte dans l’air. Le curé attise les braises dans son prêche.
28 août 1739, jour de corrida sur la place principale. Les Français y sont. Séniergue arrive, Manuela à son bras. Murmures dans la foule. On prie Séniergue de quitter les lieux. Il refuse. La foule chante «A mort, les Français!».
Séniergue, bravache, sort son sabre, promettant un «meilleur spectacle que la corrida». Deux cents personnes l’entourent. Il reçoit des pierres. Il est poignardé à mort par trois individus. Les autres Français doivent courir se mettre à l’abri. Bouguer reçoit un coup de couteau dans le dos.
Les jours suivants, La Condamine porte plainte. Les trois assassins sont connus : Leon est l’un d’eux. Ils ont quitté la ville. Ils seront condamnés à mort mais ils ne seront jamais arrêtés.
L’insaisissable étoile
Après cette tragédie, les scientifiques reviennent peu à peu à leurs activités. On passe à la phase astronomique. Pour mesurer la portion d’arc de méridien que représente le tronçon, on mesure la position angulaire d’une même étoile aux deux extrémités du tronçon. La précision que les savants se sont fixée, une seconde de degré, est un défi inédit. L’étoile choisie est Epsilon, de la constellation d’Orion. Une des étoiles des Rois mages ! Les mesures successives de sa position varient de huit à dix secondes d’arc, comme si l’étoile ne tenait pas en place. Inacceptable pour Bouguer. Il demande à Hugot, l’horloger, de renforcer la stabilité du «secteur», l’appareil de visée spécialisé pour ce genre de mesures, de quelques degrés autour du zénith. Plusieurs améliorations successives échouent. La Condamine se met à douter. Bouguer refuse le compromis et renvoie à nouveau les secteurs à l’atelier. Le perfectionnement apporté par Hugot est une réussite : Epsilon ne danse plus. La cohérence recherchée des mesures est enfin obtenue après trois ans d’efforts !
L’acharnement de Bouguer a payé. Il se lance alors dans les calculs. Et le chiffre magique, leur graal, but ultime de toutes leurs aventures depuis huit ans, est là : 56 749 toises (110,7 km). C’est la longueur du degré de méridien à l’équateur. Elle est 1,3% plus courte qu’en Laponie. La théorie de Newton est
définitivement confirmée.
De la science sur les sommets et à l’équateur
La grande précision des résultats est confirmée aujourd’hui par les techniques modernes. Ces hommes, téméraires et déterminés, ont su surmonter tous les obstacles pour accomplir un véritable exploit.
En précisant la forme du méridien terrestre, cette mission accélère l’acceptation de la théorie de Newton en France. Mais ce n’est pas son seul mérite. Pendant les innombrables temps morts qui ont bousculé leur programme, ces hommes se sont adonnés à leur passion de savoir et de comprendre. Bouguer et La Condamine ont étudié le comportement à haute altitude de l’aiguille aimantée, de la vitesse du son, du thermomètre, du baromètre, du pendule, de la diffraction de l’air. Ils ont montré que la gravité diminue avec l’altitude et qu’une masse montagneuse voisine comme le Chimborazo dévie le fil à plomb. Ils ont observé des éclipses de Lune et de Soleil et calculé l’obliquité de l’écliptique. Ils ont cartographié une vaste région où les cartes étaient inexistantes ou peu précises.
La Condamine a découvert et étudié l’écorce du quinquina ou «écorce de jésuite», qui soigne la malaria, mais aussi le caoutchouc, le curare, le platine. Il est le premier à cartographier l’Amazone.
Jussieu a décrit la faune et des milliers de plantes, dont le quinquina, la cannelle et le coca.
Jean Godin des Odonais a constitué un herbarium de quatre mille espèces de plantes, dont mille cinq cents sont nouvelles, aujourd’hui conservé au Muséum d’histoire naturelle. Il a publié une dizaine d’ouvrages sur la flore et la faune, la langue quechua et les dialectes de Guyane.
Ulloa a publié un brûlot sur le travail forcé des Indiens au Pérou, qui aura un très grand retentissement en Europe.
Autant de retombées inattendues de la mesure d’un méridien !
Les premiers retours en France : Bouguer et La Condamine
A l’image du groupe, les retours se font en ordre dispersé. Bouguer, perfectionniste, reste de longs mois à Carthagène à refaire tous ses calculs. Il arrive le premier en France en juin 1744, neuf ans après son départ, et présente son rapport à l’Académie, où il fait sensation.
La Condamine doit gérer la rocambolesque histoire du monument qu’il a fait construire (à ses frais). Ulloa lui intente un procès car il est cité seulement comme «assistant». Les tribunaux péruviens se contredisent. La cour de Madrid tranchera et le monument sera détruit!
La Condamine descend l’Amazone durant six mois, une première scientifique. De retour à Paris, il découvre que Bouguer a déjà communiqué et connaît seul la gloire de la mission. Furieux, il contre-attaque et publie à son tour nombre de rapports et livres, qui auront un grand succès. Il restera pour la postérité le père de la mission, qu’il a souvent sauvée du désastre grâce à son sens de l’organisation et à son inébranlable motivation.
La Condamine et Bouguer ne se parleront plus, ce qui est vraiment désolant alors que ces deux scientifiques exceptionnels ont partagé huit années d’aventures.
Louis Godin, le proscrit ; Jussieu, l’humanitaire
Une fois ses dernières mesures d’astronomie réalisées, Louis Godin, fortement endetté, devient professeur à Lima. Il est discrédité à Paris pour sa gestion calamiteuse de la mission et radié de l’Académie. Il subit le tremblement de terre de 1746 à Lima et travaille à la reconstruction. Il rentre à Paris et retrouve sa famille, qui l’accompagne à Cadix où il prend un poste grâce à Ulloa.
Jussieu n’a jamais participé directement à la campagne de mesures. Médecin, il a beaucoup soigné la population locale. Il est mobilisé pour chaque épidémie, souvent en tandem avec Séniergue. Il sillonne seul le plateau andin et enseigne l’hygiène. Il s’installe près de la mine d’or de Potosi, où les Indiens sont astreints au travail forcé dans des conditions effroyables. Il y crée un hôpital et soigne la population durant six années. Il est élu à l’Académie, à distance ! Il rentre en France, malade, en 1771. Une bonne partie de ses herbiers, notes et échantillons ont malheureusement disparu.
La fabuleuse aventure de Jean et Isabel Godin des Odonais
Jean Godin, vingt-huit ans, se marie en 1741 à Quito avec une riche héritière espagnole de quatorze ans, Isabel Grameson. Le couple décide d’aller vivre en France. Jean teste, seul, le chemin via l’Amazone. Il arrive en Guyane en six mois. Satisfait, il décide de retourner chercher son épouse. Il demande un passeport au Portugal. La situation internationale s’est tendue et les frontières sont maintenant closes. Jean est piégé à Cayenne, à 5000 km d’Isabel à Riobamba. Les années passent. Jean multiplie les initiatives les plus folles pour traverser le continent. Il propose même à la France d’envahir le nord de l’Amazonie !
En 1765, le Portugal envoie finalement un bateau pour attendre Isabel à Loreto, à la frontière espagnole. Isabel l’apprend par le réseau des missions jésuites. Prudente, elle envoie son serviteur Joaquim vérifier sur place. Un voyage de 3000 km, qui lui prend deux ans ! Et il confirme : un bateau attend Isabel à la frontière ; son mari est vivant et l’attend à Cayenne.
Isabel part de Riobamba avec ses deux frères, son neveu, un Français, le docteur Rocha, et trente-et-un porteurs indiens. En un mois, ils arrivent à Canelos, ravagé par la variole. Les porteurs s’enfuient. Deux Indiens rescapés construisent un canot de 10 m et les emmènent sur la rivière Bobonaza. Ils désertent après deux jours. Sans pilote expérimenté, le bateau se renverse. Rocha et Joaquim vont chercher du secours à Andoas dans le bateau allégé. Isabel et ses frères les attendent. En vain. Après quatre semaines, affaiblis et désespérés, ils partent à pied vers Andoas. Mais la jungle est impitoyable. L’enfant meurt, puis les deux frères. Après six semaines d’errance, Isabel, seule survivante, rencontre un couple d’Indiens qui la sauvent. Elle arrive comme une miraculée à Andoas et retrouvera son époux six mois plus tard, en Guyane, après vingt-et-un ans de séparation !
Le couple arrive en France en juin 1773. Jean est le dernier de la mission à rentrer, après trente-huit ans. Le couple s’établit non pas à Paris dont l’adolescente Isabel rêvait, mais à Saint-Amand dans le Berry, dans la maison familiale de Jean. Jean est reçu à l’Académie et recevra une rente. Un neveu d’Isabel arrive de Riobamba. Jean et Isabel l’élèvent comme un fils. Il se marie en 1792. Jean, soixante-dix-neuf ans, et Isabel, soixante-cinq ans, décèdent peu après.
Robert Whittaker, The mapmaker’s wife, 2004
Le Journal des Savants, 1751
La Condamine, Voyage fait en Equateur pour y mesurer un degré de méridien terrestre, 1751
La Condamine, Mesure de trois degrés de méridien, 1751
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