Carlo Rovelli
(Dunod, 2015, 196 p. 19,50 €)
Le livre peut être décomposé en trois parties. La première est un éloge d’Anaximandre et de son héritage scientifique et intellectuel. Anaximandre, qu’on ne connaît qu’indirectement, par des écrits postérieurs, et dont on sait pas avec certitude s’il s’agit d’un homme seul ou d’un groupe de penseurs dont il aurait été le plus célèbre, vécut au VIe siècle avant J.-C., à Milet, sur la côte ouest de l’actuelle Turquie, prospère ville grecque où régnait une grande liberté intellectuelle, politique, sociale, religieuse.
Il émit, parmi d’autres, l’hypothèse que la pluie n’était pas le résultat d’une décision divine mais de l’évaporation de l’eau des fleuves et des mers par l’effet de la chaleur du soleil, l’hypothèse que la foudre n’était pas l’effet de la colère de Zeus mais de la rencontre du vent et des nuages, et surtout l’hypothèse que la Terre n’était pas plate mais ronde, soutenue par rien, ne tombant pas car aucune direction ne l’attirait plus qu’une autre. Héritage remarquable comme on voit. Et il laissa un principe : douter toujours, et une méthode : respecter l’héritage reçu mais pour mieux le contester et ainsi être à même de faire un pas de plus vers la connaissance du monde. Nous vivons, encore aujourd’hui, sur ce principe et sur cette méthode, le doute et la remise en question des vérités établies.
La deuxième partie du livre est moins scientifique et plus militante. Bien sûr, on suit Carlo Rovelli quand il dénonce les méfaits de l’obscurantisme religieux et vante le bien-fondé de la pensée scientifique. Et aussi quand il regrette que, à bien des égards, côté superstitions et fausses certitudes, nous n’ayons guère progressé depuis Anaximandre. Mais ne jette-t-il pas le bébé avec l’eau du bain ? Les hommes ont besoin de croire. D’ailleurs, d’une certaine façon, il se coupe. Page 134, il écrit : « Les cultures se parlent, s’influencent, échangent sans cesse non seulement des flèches et des boulets de canon, mais aussi, grâce au ciel, valeurs, idées et connaissances, exactement comme le font les individus et les groupes au sein de chaque culture. » Je ne sais comment est venu sous sa plume ce « grâce au ciel » mais il y est, bel et bien. N’est-il pas un signe ?
Et d’ailleurs, en bon scientifique, l’auteur s’interroge. En quoi consistait « la pensée pré-scientifique » ? C’est le dernier chapitre du livre, et sa troisième partie dans la décomposition proposée ici.
« Qu’est-ce donc en définitive que la pensée mystico-religieuse dont il fut si difficile de s’éloigner ? Que sont les dieux ? », se demande-t-il. Il passe en revue, rapidement bien sûr, trop rapidement comme il l’écrit, les différentes conceptions du monde ayant précédé notre conception moderne et scientifique. Tentant d’une certaine façon une théorie du religieux. Il est dommage sur ce point que, parmi les auteurs cités, il manque René Girard. Le livre se termine par une très belle citation, venant de l’Inde antique, extraite d’un texte, le Rig Veda, datant de 1500 av. J.-C. :
« D’où est née et d’où vient cette création ?
Même les Dieux sont nés après la création du monde,
et alors qui connaît d’où il est venu à l’existence ?
Personne ne peut savoir d’où est venue la création,
et s’Il l’a créée ou s’Il ne l’a pas créée.
Lui seul la surveille du plus haut des cieux, Lui seul le sait,
ou peut-être ne le sait pas. »
Elle montre à quel point la pensée mystico-religieuse savait déjà douter. C’est en s’appuyant sur cet héritage, tout en le réfutant, que la pensée scientifique a éclos. Anaximandre fut une étape essentielle dans cette éclosion. Eclosion jamais achevée sans doute. Ce livre en est un très précieux rappel.