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Jeanne Brugère-Picoux
Professeur honoraire de pathologie médicale du bétail et des animaux de basse-cour (Ecole nationale vétérinaire d’Alfort), membre de l’Académie nationale de médecine, présidente honoraire de l’Académie vétérinaire de France
Depuis le premier bornavirus identifié (Mammalian 1 orthobornavirus ou BoDV-1), responsable depuis le XVIIe siècle de la maladie de Borna chez les chevaux et les moutons, dont la présence a été signalée pour la première fois en 2000 chez des chevaux français [1], d’autres bornavirus ont été décrits chez des oiseaux puis chez des écureuils exotiques non autorisés en France (variegated squirrel bornavirus 1 ou VSBV-1). Contrairement aux bornavirus aviaires, le BoDV-1 et le VSBV-1 pourraient être des agents zoonotiques.
Le risque zoonotique du BoDV-1 a été longtemps controversé mais les trois cas d’encéphalites mortelles observées chez des propriétaires d’écureuils exotiques entre 2011 et 2013 [2],ont confirmé un risque zoonotique avec cette famille de bornavirus [3].
Cette découverte d’un risque zoonotique lié au VSBV-1 a relancé la question du risque zoonotique du BoDV-1, surtout après trois cas d’encéphalites mortelles signalées en 2016 chez des personnes immunodéprimées après une greffe [4] et deux autres cas non transplantés [5, 6]. Sur 103 cas d'encéphalite d'étiologie inconnue constatés en Allemagne entre 2018 et 2020, quatre infections à bornavirus ont été détectées par sérologie [7]. Un cas chronique a été causé par le VSBV-1 après un contact professionnel d'une personne avec des écureuils exotiques, et trois cas aigus ont été causés par le BoDV-1 dans des zones où le virus est endémique. Les quatre patients sont décédés. La rareté des cas observés ne permettait pas de répondre à toutes les questions concernant l’épidémiologie de ces encéphalites humaines. A la même époque, la maladie de Borna a été aussi identifiée chez quatre chevaux de Haute-Autriche en 2015 et 2016 [8]. La distance maximale des écuries touchées était de 17 km. L'agent causal était également hébergé par la musaraigne bicolore à dents blanches (Crocidura leucodon), seul animal réservoir connu pour ce virus.
A partir de mars 2020, les infections à bornavirus humaines et animales ont été soumises à déclaration obligatoire en Allemagne (Infektionsschutzgesetz, IfSG et Verordnung über meldepflichtige Tierkrankheiten, TKrMeldpflV). Ces déclarations obligatoires et la sensibilisation accrue des vétérinaires et des médecins ont permis de détecter plus de cas d’encéphalites humaines ces dernières années, la maladie semblant toutefois rare. En Bavière, sur 56 cas mortels d’encéphalites humaines observés entre 1999 et 2019, huit cas étaient dus à un BoDV-1 dont deux immunodéprimés après transplantation d’organe, deux cas supplémentaires étant ensuite identifiés à Munich [9]. Dans une commune bavaroise d'environ 2000 habitants, deux cas pédiatriques d'encéphalite mortelle à BoDV-1 sont survenus en 2019 et en 2022 chez des enfants âgés de 11 ans et 6 ans respectivement, constituant le premier foyer connu pour cette virose [10]. Une importante enquête épidémiologique publiée en 2024 a permis de noter que la zone d'endémie connue du virus BoDV-1 était remarquablement restreinte à certaines parties de l'Allemagne, de l'Autriche, de la Suisse et du Liechtenstein [11]. Cette enquête a permis de confirmer l’infection virale RT-qPCR chez 207 animaux domestiques, 28 humains et 7 musaraignes bicolores à dents blanches (Crocidura leucodon). La principale question que l’on peut poser est celle de la répartition géographique des cas d’encéphalites humaines répertoriés et de celle de son réservoir animal. En raison de la faible mobilité de ce réservoir, les séquences des virus BoDV-1 ont montré une association géographique remarquable, avec des clades phylogénétiques individuels occupant des zones distinctes avec des distances inférieures à 40 km. La recherche du BoDV-1 chez les musaraignes, seuls hôtes réservoirs connus, permet d’apporter des informations plus précises sur sa présence endémique. Ce rongeur est présent dans une grande partie de l’Europe (dont les zones urbaines, comme les jardins). Le territoire français (sauf le sud) héberge aussi ce réservoir.
Une revue du Lancet Infectious Diseases publiée en janvier 2025 met en évidence le manque de connaissances concernant le transport cellulaire, les voies d'entrée et les mécanismes de propagation du BoDV-1, en particulier chez l'Homme, chez qui la recherche est nettement moins avancée que chez l'animal. Bien que des hypothèses concernant la principale voie d'entrée par le tractus olfactif aient été émises, d'autres voies (par exemple, la voie gustative) méritent d'être prises en considération en raison des connexions anatomiques qui pourraient faciliter l'entrée du virus. Les voies de transmission par les musaraignes ne sont pas encore élucidées (transmissions intranasales, horizontales et verticales ? excrétion par l'urine, les fèces... ?, voie d’entrée olfactive ?...). Les animaux sensibles (principalement les chevaux, les moutons, les alpagas, les bovins, les moutons...) sont des culs de sac épidémiologiques.
Si on connaît l’infection du chat par le BoDV-1 [12], il est possible que l’on ait pu confondre la maladie de Borna avec la staggering disease (car les chats titubent), encéphalomyélite des chats domestiques européens, dont on a montré récemment qu’elle était due au virus Rustrela (RusV) [13]. Cependant un chat infecté pourrait potentiellement servir de vecteur passif du bornavirus entre les musaraignes et l'Homme.
En conclusion, ces enquêtes récentes sur les cas d'encéphalites humaines dues au BoDV-1 semblent démontrer la rareté de la maladie, même dans les régions où la maladie animale est endémique et à déclaration obligatoire. Cependant la présence du réservoir sauvage de ce virus dans une grande partie du territoire français ainsi que la présence connue depuis 2000 du bornavirus en France, notamment chez les chevaux, justifie de prendre en compte cette affection virale dans le diagnostic différentiel des encéphalites humaines.
[1] Brugère-Picoux J, Bode L, Del Sole A, Ludwig H. Identification du virus de la maladie de Borna en France. BAVF. 2000;153(4):411‑20.
[2] Hoffmann B, Tappe D, Höper D, Herden C, Boldt A, Mawrin C, et al. A Variegated Squirrel Bornavirus Associated with Fatal Human Encephalitis. N Engl J Med. 9 juill 2015;373(2):154‑62.
[3] Tappe D, Schlottau K, Cadar D, Hoffmann B, Balke L, Bewig B, et al. Occupation-Associated Fatal Limbic Encephalitis Caused by Variegated Squirrel Bornavirus 1, Germany, 2013. Emerg Infect Dis. juin 2018;24(6):978‑87.
[4] Schlottau K, Forth L, Angstwurm K, Höper D, Zecher D, Liesche F, et al. Fatal Encephalitic Borna Disease Virus 1 in Solid-Organ Transplant Recipients. N Engl J Med. 4 oct 2018;379(14):1377‑9.
[5] Korn K, Coras R, Bobinger T, Herzog SM, Lücking H, Stöhr R, et al. Fatal Encephalitis Associated with Borna Disease Virus 1. N Engl J Med. 4 oct 2018;379(14):1375‑7.
[6] Coras R, Korn K, Kuerten S, Huttner HB, Ensser A. Severe bornavirus-encephalitis presenting as Guillain–Barré-syndrome. Acta Neuropathol. juin 2019;137(6):1017‑9.
[7] Eisermann P, Rubbenstroth D, Cadar D, Thomé-Bolduan C, Eggert P, Schlaphof A, et al. Active Case Finding of Current Bornavirus Infections in Human Encephalitis Cases of Unknown Etiology, Germany, 2018-2020. Emerg Infect Dis. mai 2021;27(5):1371‑9.
[8] Weissenböck H, Bagó Z, Kolodziejek J, Hager B, Palmetzhofer G, Dürrwald R, et al. Infections of horses and shrews with Bornaviruses in Upper Austria: a novel endemic area of Borna disease. Emerg Microbes Infect. 21 juin 2017;6(6):e52.
[9] Niller HH, Angstwurm K, Rubbenstroth D, Schlottau K, Ebinger A, Giese S, et al. Zoonotic spillover infections with Borna disease virus 1 leading to fatal human encephalitis, 1999–2019: an epidemiological investigation. The Lancet Infectious Diseases. avr 2020;20(4):467‑77.
[10] Grosse L, Lieftüchter V, Vollmuth Y, Hoffmann F, Olivieri M, Reiter K, et al. First detected geographical cluster of BoDV-1 encephalitis from same small village in two children: therapeutic considerations and epidemiological implications. Infection [Internet]. 23 févr 2023 [cité 28 févr 2023]; Disponible sur: https://doi.org/10.1007/s15010-023-01998-w
[11] Ebinger A, Santos PD, Pfaff F, Dürrwald R, Kolodziejek J, Schlottau K, et al. Lethal Borna disease virus 1 infections of humans and animals – in-depth molecular epidemiology and phylogeography. Nat Commun. 10 sept 2024;15(1):7908.
[12] Lutz H, Addie DD, Boucraut-Baralon C, Egberink H, Frymus T, Gruffydd-Jones T, et al. Borna disease virus infection in cats: ABCD guidelines on prevention and management. Journal of Feline Medicine and Surgery. juill 2015;17(7):614‑6.
[13] Matiasek K, Pfaff F, Weissenböck H, Wylezich C, Kolodziejek J, Tengstrand S, et al. Mystery of fatal ‘staggering disease’ unravelled: novel rustrela virus causes severe meningoencephalomyelitis in domestic cats. Nat Commun. 4 févr 2023;14(1):624.
Jeanne Brugère-Picoux* et Jean-Luc Angot**
* Professeur honoraire de pathologie médicale du bétail et des animaux de basse-cour (Ecole nationale vétérinaire d’Alfort), membre de l’Académie nationale de médecine, présidente honoraire de l’Académie vétérinaire de France ** Inspecteur général de santé publique vétérinaire
Annonce du 10 janvier 2025 de trois cas de fièvre aphteuse chez des buffles d’eau en Allemagne
Une dépêche de l’AFP et du laboratoire national de référence pour la fièvre aphteuse du Friedrich-Loeffler-Institut (FLI) [1] nous apprennent le 10 janvier 2025 qu’un foyer de fièvre aphteuse a été détecté en Allemagne sur trois buffles d'eau élevés près de Berlin dans la région voisine du Brandebourg. Tous les buffles du troupeau ont été abattus, ainsi que les élevages voisins à risque, pour éviter toute propagation de cette maladie virale extrêmement contagieuse à l’origine de pertes économiques très importantes. Les prélèvements réalisés sur les trois buffles infectés ont été envoyés d’une part au laboratoire national du FLI, et d’autre part le seront au laboratoire Anses de Maisons-Alfort dirigé par notre confrère Stephan Zientara car il s’agit du laboratoire de référence pour l'Union européenne (UE), à l'Organisation mondiale de la santé animale (OMSA, ex OIE) et à l'Organisation pour l'alimentation et l'agriculture des Nations unies (FAO). L’identification au laboratoire de la souche de virus en cause pourrait aider déterminer l’origine de l’infection.
Précédentes épidémies en Europe
Il n’y avait pas eu de cas en Allemagne depuis 1988 (le dernier foyer s’était déclaré en Basse-Saxe) ou dans l’UE depuis 2011. Les précédentes épidémies observées en Europe ont concerné le Royaume-Uni en 2007 et la Bulgarie en 2011. L’épidémie au Royaume-Uni de 2007 était due à un virus de sérotype O, souche BFS, échappé suite à une faille dans les mesures de biosécurité du Laboratoire mondial de référence de Pirbright (ce laboratoire a depuis été refait à neuf). Près de 2000 bovins avaient été abattus. Avant cet épisode, le Royaume-Uni avait été touché par une importante épidémie de fièvre aphteuse en 2001 concernant 2030 exploitations. Les conséquences économiques ont été désastreuses : abattage d’au moins 6,5 millions d'animaux (bovins, ovins, porcins, caprins et animaux sauvages). La crise des secteurs agricole et touristique britanniques a eu un coût proche de 12 milliards d'euros [2]. Cette épidémie s’est étendue à l'Irlande, aux Pays-Bas et à la France, soit 53 000, 285 000, 63 000 animaux abattus respectivement [2]. L’épidémie de Bulgarie de 2011, la dernière connue dans l’UE selon l’OMSA, avait pour origine des sangliers ayant traversé la frontière turco-bulgare (plusieurs centaines d’animaux avaient été abattus).
Le virus de la fièvre aphteuse et le risque exceptionnel pour l’Homme
Le virus de la fièvre aphteuse est un virus à simple brin d’ARN (aphtovirus) de la famille des Picornaviridae. Il affecte principalement les ruminants et les porcs. Il se transmet par contact direct entre les animaux infectés mais aussi de façon indirecte par tous les objets, surfaces, produits, etc. contaminés. L’Homme peut favoriser la contamination en cas d’absence d’application des mesures de biosécurité recommandées. Des cas de transmission aérienne ont été également signalés. Le virus est résistant dans le milieu extérieur mais il est inactivé par un chauffage à 70°C pendant au moins 30 mn.
La question du risque zoonotique de la fièvre aphteuse a été souvent débattue. Certains, comme le FLI, concluent à l’absence d’un risque pour l’Homme [1]. Néanmoins, de rares cas ont été signalés dans la littérature. Même si l'incidence de la maladie chez l’animal est élevée, son apparition chez l'Homme est assez rare. Les symptômes sont bénins. Ils se traduisent par l’existence de cloques sur les mains ou d'autres zones exposées, parfois accompagnée de fièvre, de maux de tête ou de maux de gorge. Les patients se rétablissent en quelques jours. Le dernier cas humain en Grande-Bretagne remonte à l'épidémie de 1966 [3].Le virus a été isolé et typé (type O, suivi du type C et rarement du type A) dans plus de quarante cas humains [4]. L’Homme se contaminerait par contact avec les animaux infectés ou par la consommation de lait cru [5]. Le Centre européen de prévention et de contrôle des maladies (ECDC) de Stockholm recommande d’éviter le contact avec les animaux infectés et la consommation de leurs produits non suffisamment chauffés [6].
La fièvre aphteuse est essentiellement une maladie animale et n'a rien à voir avec la maladie humaine, généralement bénigne, causée principalement par le virus Coxsackie A et connue sous le nom du «syndrome pieds-mains-bouche», rencontrée principalement chez les enfants [7]. Elle provoque généralement de la fièvre et une éruption cutanée généralisée (papulovésicules) dans la bouche, sur les paumes, les doigts et la plante des pieds pendant une dizaine de jours. Cette maladie n'affecte pas les animaux.
En conclusion, il faut espérer que ce foyer allemand sera limité du fait du faible nombre de buffles atteints, présents dans un milieu naturel et non dans un élevage, ainsi que de la distance géographique entre Berlin et la frontière française. Néanmoins la prudence est de règle avec cette maladie considérée comme la plus contagieuse en santé animale et avec l’interdiction de la vaccination décidée depuis le 1er avril 1991 pour des raisons économiques (exportations).
[1] Friedrich-Loeffler-Institut (FLI). FLI confirms foot-and-mouth disease in Brandenburg water buffalo [Internet]. 2025. Disponible sur: https://www.fli.de/en/news/short-messages/short-message/fli-confirms-foot-and-mouth-disease-in-brandenburg-water-buffalo/.
[2] Parlement européen. Fièvre aphteuse: leçons à tirer et mesures à prendre. Journal officiel de l’Union européenne [Internet]. 17 déc 2002; Disponible sur: https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/PDF/?uri=CELEX:52002IP0614.
[3] CDR weekly. Foot and Mouth Disease outbreak - no threat to public health. Commun Dis Rep CDR Weekly 2001:11.
[4] Bauer K. Foot-and-mouth disease as zoonosis. In: Kaaden OR, Czerny CP, Eichhorn W, éditeurs. Viral Zoonoses and Food of Animal Origin [Internet]. Vienna: Springer Vienna; 1997 [cité 11 janv 2025]. p. 95‑7. Disponible sur: http://link.springer.com/10.1007/978-3-7091-6534-8_9.
[5] Prempeh H, Smith R, Müller B. Foot and mouth disease: the human consequences. The health consequences are slight, the economic ones huge. BMJ. 10 mars 2001;322(7286):565‑6.
[6] ECDC. Transmission of Foot and mouth disease to humans visiting affected areas [Internet]. 2012. Disponible sur: https://www.ecdc.europa.eu/sites/default/files/media/en/publications/Publications/TER-RRA-Transmission-of-foot-and-mouth-to-humans-visiting-affected-areas.pdf.
[7] Capella G. Foot and mouth disease in human beings. Lancet. 2001; 358, 1374. http://www.thelancet.com/journals/lancet/article/PIIS0140-6736(01)06444-3/fulltext.
Denis Monod-Broca
Ingénieur et architecte, secrétaire général de l'Afas
La démarche expérimentale, avec ses biais, ses imprévus, ses déceptions – qui font aussi sa force – est difficile à expliquer aux profanes.
Aussi une équipe de l’université et du CHU de Rennes, associée à d’autres équipes européennes, a-t-elle tenté une expérience bien particulière qui a consisté, en simplifiant un peu, à : réunir des équipes de non-scientifiques, leur donner à toutes exactement les mêmes ingrédients et la même recette de meringue, leur demander, en suivant scrupuleusement la recette, de cuisiner leurs meringues, et enfin d’accepter la comparaison de toutes les meringues ainsi obtenues.
Taille, forme, couleur, consistance, goût : les qualités des 845 meringues ainsi fabriquées furent d’une étonnante diversité. Présentées en public à un jury, elles ont reçu des notes allant de 1 à 7,5.
Cette dispersion n’est pas un échec mais au contraire un enseignement très enrichissant.
Et cette explication, par l’expérience, de ce qu’est une expérience est une bien séduisante idée.
Vinatier C, Fahed E, Chollet Y, Caquelin L, Jaillard S, Van den Eynden V, Kozula M, Naudet F, Using reporting guidelines to improve the reproducibility of cooking Christmas tree meringues: the “People tasting trees” cluster-randomised controlled trial, MetaArXiv Preprints, 8 octobre 2024.
Larousserie D., Des meringues pour faire goûter la démarche scientifique, Le Monde, 23 décembre 2024.
Jean-Gabriel Ganascia
Professeur d’informatique à la faculté des sciences de Sorbonne Université, membre de l’Institut universitaire de France, ancien président du comité d’éthique du CNRS
Un article fort controversé et signé, entre autres, par le professeur Didier Raoult, vient d’être officiellement rétracté, plus de quatre ans après sa publication. Paru en mars 2020, au tout début de la pandémie de Covid-19, il portait sur les prétendus effets curatifs de l’hydroxychloroquine pour les patients atteints de cette maladie. Il eut, souvenons-nous en, un effet retentissant dans la population, à une époque où l’on se trouvait tous dans l’expectative d’un traitement efficace et fiable. Il semblait ouvrir des perspectives salutaires au grand public, très soucieux de sa santé, et peu familier avec la démarche scientifique. Pourtant, très tôt, à sa lecture, des spécialistes soulignèrent les multiples infractions aux bonnes pratiques qu’il contenait. Rappelons que l’étude portait sur vingt-six patients, ce qui à l’évidence était trop faible pour donner une réponse fiable dans le cas d’une maladie dont le taux de létalité était, à l’époque, de l’ordre de 5%. En effet, 26*5% = 1,3, ce qui fait un peu plus d’un mort statistique sur l’échantillon… Faute à pas de chance ! A cet égard notons que six patients parmi les vingt-six traités, dont un qui a succombé et deux qui sont allés en réanimation, ont été arbitrairement retirés de l’étude. Enfin, le placement des patients dans le groupe placebo n’était ni aléatoire, ni fait en double aveugle, ce qui signifie que les médecins savaient si les patients avaient été traités ou non. Au reste, les conflits d’intérêts avec la revue en question, l’International Journal of Antimicrobial Agents, étaient manifestes puisque deux des co-auteurs sont membres de son comité éditorial.
Compte tenu de ces infractions à l’intégrité scientifique, l’étude aurait dû être récusée très vite. Soulignons qu’on engage des procédures de rétractation dans trois cas de figure : une erreur de bonne foi, une entorse à l’intégrité scientifique ou une appropriation frauduleuse du travail d’un autre, par exemple du plagiat. Ici, nous nous trouvons à l’évidence — et, point n’est besoin d’être un spécialiste pour s’en convaincre ! — dans le second cas de figure. Comment se fait-il qu’il ait fallu attendre quatre ans pour s’en rendre compte ? Il faut le déplorer. Mais, il faut plus encore déplorer l’incapacité qu’on eut les scientifiques invités dans les médias de convaincre le grand public des inepties que contenait cet article.
Denis Monod-Broca
Ingénieur et architecte, secrétaire général de l'Afas
Dans un récent article du Monde [1], Mark Lilla, historien, professeur à Columbia, s’interroge sur ce qu’il appelle la «passion de l’ignorance».
A l’origine de sa réflexion, et sans doute est-ce là son événement déclencheur, se trouvent les discours de campagne de Donald Trump, discours souvent sans queue ni tête, parfois dénués de toute espèce de pertinence, et qui pourtant viennent de le faire élire à la présidence des Etats-Unis d’Amérique.
Mais, très vite, s’écartant de ce cas politique particulier ainsi que des ravages bien connus de la démagogie sous toutes ses formes, sa réflexion amène Mark Lilla à mettre l’accent sur notre propension commune à parfois préférer de pas savoir. Ainsi écrit-il :
Ou encore :
Et :
Concluant par ces mots :
Le propos rejoint la représentation, dans certains tableaux classiques, de la Vérité : une jeune femme nue portant un miroir à bout de bras. Et ce miroir qu’elle nous tend, à nous qui regardons le tableau qui la représente, nous le voyons, bien sûr, mais cherchons-nous à savoir ce qu’il pourrait bien nous montrer de nous-mêmes ?
Nous vivons une drôle d’époque.
Une époque inquiétante à plus d’un titre.
Tout le monde croit savoir mieux que tout le monde, tout le monde accuse tout le monde de se tromper.
La connaissance scientifique en pâtit.
De nombreux sujets scientifiques (et autres), qui devraient être débattus avec calme, sont l’objet de polémiques publiques, parfois d’une grande violence, avec participation de scientifiques s’opposant eux aussi les uns aux autres, chacun ayant choisi son camp.
La «passion de l’ignorance» : Mark Lilla a su nommer, par cette formule surprenante, l’un des ressorts principaux du mal qui nous frappe. Tous autant que nous sommes, nous ne voulons pas savoir, ou pas toujours, ou nous ne voulons pas vraiment savoir, ou nous ne voulons pas tout savoir, ou nous nous accrochons à un savoir erroné ou incomplet, ou nous nous satisfaisons de quelques certitudes sujettes à caution...
Quand Gérard de Nerval dit «l’ignorance ne s’apprend pas», il dit juste. Un savoir s’apprend, une absence de savoir, elle, ne saurait s’apprendre. Cette lapalissade est joliment trouvée et exprimée. Mais l’ignorance n’est pas seulement un état de fait opposé au savoir, elle a aussi le caractère d’une pulsion instinctive, d’une passion, qu’il appartient à chacun de combattre, en lui-même.
«Et pourtant, elle tourne», aurait dit Galilée face à ses juges qui ne voulaient pas le savoir. Cette phrase si volontiers répétée appartient à la légende, elle n’en exprime pas moins, par ses quelques mots si simples, à quel point il peut être difficile de s’extraire du refus de savoir.
Le savoir, le savoir vrai, confirmé, est le remède, il est notre planche de salut.
Il est dans la mission de l’Afas de le transmettre, au moins dans le domaine qui est le sien, celui des sciences.
Et pour cela il importe de ne pas nous cacher cet obstacle majeur, la passion de l’ignorance, que l’historien des idées américain qu’est Mark Lilla met si bien en évidence dans cet article.
Autrement dit, ne convient-il pas, en accueillant la contestation, de sortir la science de la tour d’ivoire qu’elle s’est construite, en contradiction avec ses propres principes ?
Jeanne Brugère-Picoux
Professeur honoraire de pathologie médicale du bétail et des animaux de basse-cour (Ecole nationale vétérinaire d’Alfort), membre de l’Académie nationale de médecine, présidente honoraire de l’Académie vétérinaire de France
C’est la plus grande épidémie de son histoire que vient d’observer la Grande-Bretagne avec 770 personnes atteintes. Pour les responsables de la santé britanniques, la propagation de cette infection est sans précédent. Deux autres épidémies ont touché 700 personnes supplémentaires depuis 2023, dont des dizaines ayant nécessité une hospitalisation.
L'Agence britannique de sécurité sanitaire (UK Health Security Agency ou UKHSA) a démontré que c’étaient des mini-fermes (ou petting zoos) permettant un contact avec des agneaux (avec apport de nourriture et câlins) qui étaient à l’origine de ces épidémies. Ce sont essentiellement des femmes âgées de 18 à 48 ans et des enfants de moins de 16 ans qui étaient atteints. Au moins 75 personnes ont été hospitalisées, ce qui témoigne d’un problème de santé publique majeur. L’enquête diligentée par les services sanitaires a permis de découvrir l’absence de mesures de biosécurité pourtant recommandées pour prévenir ces infections dans les fermes ouvertes au public, notamment aux enfants (possibilité de lavage des mains, avertissements, personnel non compétent...). La découverte la plus inquiétante était la possibilité d’une restauration dans ou à proximité des zones où les animaux étaient manipulés.
La cryptosporidiose est très contagieuse, un individu infecté étant capable d'excréter jusqu'à cent millions de cryptosporidies en une seule défécation, selon le CDC d’Atlanta (Etats-Unis). Fait alarmant, l'ingestion de seulement dix cryptosporidies suffit à provoquer la maladie. La contamination est féco-orale (mains sales, contact direct avec les animaux ou leur environnement, des infections secondaires interhumaines étant possibles au domicile. Le risque de contamination augmente pendant la saison d’agnelage ou lors de fortes pluies.
Rappelons le communiqué de l’Académie nationale de médecine du 26 avril 2024 : Risques pour les enfants en contact étroit avec des animaux de compagnie non traditionnels (ACNT) dans les lieux publics recommandant les mesures de prévention nécessaires pour éviter ce type d’infection.
More than 770 people struck down with gruesome parasite that causes 'bowel cancer-like' symptoms, GB News, 29 novembre 2024, https://www.gbnews.com/health/cryptosporidium-parasite-diarrhoea-bowel-cancer-symptoms
Cryptosporidiosis - UK (03): (England) lamb petting zoo, ProMED, 3 décembre 2024, https://promedmail.org/promed-post/?id=8720408
Jeanne Brugère-Picoux
Professeur honoraire de pathologie médicale du bétail et des animaux de basse-cour (Ecole nationale vétérinaire d’Alfort), membre de l’Académie nationale de médecine, présidente honoraire de l’Académie vétérinaire de France
Depuis quelques décennies, on a pu observer l’importance croissante accordée par les particuliers pour des animaux autres que le chien et le chat, qu’il s’agisse d’animaux possédés au domicile ou de certaines espèces animales présentes dans des lieux publics destinés aux enfants (zoos, parcs aquatiques, écoles...). Ces animaux ne sont ni nouveaux ni exotiques (rongeurs, poissons, oiseaux...). Le terme «animal de compagnie non traditionnel» ou ACNT, utilisé depuis 2022 dans plusieurs pays européens, est préférable à celui de «nouveaux animaux de compagnie» (NAC) car beaucoup d’espèces ne sont ni nouvelles, ni exotiques. Elles peuvent même correspondre à un changement de statut de certains animaux domestiques initialement élevés pour leurs productions (lapin, chèvre, porc, volailles...), rencontrés aussi bien dans des lieux publics (fermes pédagogiques, mini-fermes, petting zoos...) que chez des particuliers.
C’est pourquoi un groupe de travail de l’Académie nationale de médecine, composé principalement de vétérinaires, de pédiatres et d’infectiologues, a rapporté un avis très complet le 12 mars 2024 sur les risques traumatiques et/ou infectieux pour l’enfant en contact avec ces ACNT [1].
Ce risque est accru chez le jeune enfant âgé de moins de 5 ans pour plusieurs raisons : 1° son système immunitaire immature le rend plus sensible aux infections ; 2° à cet âge, porter les mains à la bouche faisant partie de son comportement, la recommandation de se laver les mains est inadéquate ; 3° il est inconscient du risque traumatique ou infectieux encouru avec certains animaux.
Parfois ces risques sont sous-estimés du fait de l’apparente bonne santé de l’animal réservoir de l’agent pathogène. C’est le cas par exemple, dans les lieux publics, des ruminants pouvant être porteurs asymptomatiques d’Escherichia coli entérohémorragique (ECEH), susceptible de provoquer un syndrome hémolytique et urémique (SHU). En 2008, l’Académie vétérinaire de France avait alerté sur ce risque. A la même époque, une enquête réalisée par des pédiatres français a permis de noter que sur 1215 cas de SHU recensés de 2007 à 2016 (moyenne d’âge des enfants : 30 mois), 20% (soit 243 enfants) étaient liés à des contacts avec des animaux de ferme ou leur environnement. Une étude allemande, publiée en 2022, concernant 300 chèvres apparemment en bonne santé réparties dans 14 petting zoos confirme ce risque sous-estimé avec la détection d'ECEH chez 20% de ces chèvres (22,7% étant aussi excrétrices de Campylobacter).
Les risques liés aux ACNT au domicile peuvent être divers. Il peut s’agir d’un traumatisme (morsure, griffure, constriction...), en général sporadique et non déclaré par le propriétaire ignorant qu’une morsure peut permettre l’inoculation d’un agent pathogène présent naturellement dans la salive de l’animal asymptomatique (Capnocytophaga chez les carnivores, Streptobacillus chez les rongeurs...) et provoquer une septicémie mortelle. D’autres agents infectieux sont présents chez diverses espèces animales asymptomatiques (cf. tableau). Aux Etats-Unis, ces risques ont été recensés durant la période allant de 1996 à 2017, démontrant que l’enfant âgé de moins de 5 ans est le plus souvent affecté. Ils peuvent conduire au décès, et la maladie la plus fréquemment transmise par les ACNT est la salmonellose (81% des cas). En Europe, la sous-estimation de ces risques est liée à plusieurs facteurs : 1° le non-signalement des cas isolés ; 2° l’absence d’un système d’alerte à même, comme aux Etats-Unis, de collecter les cas sporadiques ; 3° la méconnaissance de certaines zoonoses, qu’elles soient émergentes ou liées à certaines espèces d’ACNT.
L’avis de l’Académie nationale de médecine fait l’objet de recommandations soulignant la sous-estimation des risques pour les enfants et résumées dans deux communiqués qui sont complémentaires.
Le premier communiqué, correspondant aux lieux publics, est paru le 26 avril [2] :
- rappelant que les liens entre animaux et enfants doivent donner lieu à des précautions sanitaires ;
- invitant, selon une approche «une seule santé», à une surveillance épidémiologique des zoonoses infantiles, en vue de la prévention et du traitement précoce de ces maladies ;
- recommandant que le grand public soit informé des risques potentiels liés à un contact étroit entre de jeunes enfants et des ACNT, le lavage des mains devant être la règle après avoir touché un tel animal, et qu’un affichage des mesures de «biosécurité» soit instauré dans les établissements accueillant enfants et ACNT, notamment concernant les règles d’hygiène et de sécurité approuvées par les directions départementales de la protection des populations ;
- déconseillant fortement, comme le fait Santé publique France, que des enfants de moins de 5 ans touchent des ACNT (ruminants, en particulier) dans les lieux publics ;
- et enfin, recommandant une interdiction de zones de restauration trop proches d’une mini-ferme (ou d’un petting-zoo), afin d’éviter que de jeunes enfants nourrissent des animaux tout en mangeant leur propre repas.
Dans le second communiqué paru le 2 mai [3], l’Académie nationale de médecine, considérant la présence au domicile de certains ACNT dont la détention est autorisée, recommande :
- d’informer le public de ces risques ;
- de déconseiller, lorsque des enfants âgés de moins de 5 ans sont présents au domicile, la détention des ACNT pouvant représenter un risque de morsure (furet, rat, iguane) ou de transmission d’agents infectieux (rongeurs, serpents, tortues, amphibiens, oiseaux, petits ruminants...) ;
- de rappeler aux parents l’importance, devant toute maladie chez un enfant de moins de 5 ans, de prévenir le médecin si un ACNT est présent au domicile ;
- de renforcer les contrôles sanitaires dans les animaleries hébergeant des ACNT commercialisés, en fonction des risques zoonotiques propres à chaque espèce ;
- de créer une plateforme de surveillance épidémiologique des zoonoses observées chez l’enfant exposé à la présence d’un ACNT, mobilisant tous les acteurs concernés (laboratoires médicaux et vétérinaires...) et permettant un partage des données pour la détection, le traitement précoce et la prévention de ces maladies.
Cet avis peut être extrapolé aux risques en Ehpad pour les personnes âgées dans le contexte actuel visant à leur permettre d’être accompagnées de leur animal de compagnie.
[2] Attention au contact étroit des enfants, au domicile, avec des animaux de compagnie non traditionnels (ACNT). Communiqué de l'Académie nationale de médecine, 26 avril 2024.
[3] Risques pour les enfants en contact étroit avec des animaux de compagnie non traditionnels (ACNT), dans les lieux publics. Communiqué de l'Académie nationale de médecine, 2 mai 2024.
Jeanne Brugère-Picoux
Professeur honoraire de pathologie médicale du bétail et des animaux de basse-cour (Ecole nationale vétérinaire d’Alfort), membre de l’Académie nationale de médecine, présidente honoraire de l’Académie vétérinaire de France
Aux Etats-Unis, les premiers cas d’infection par le virus IAHP 5N1 ont concerné tout d’abord cinq chevreaux nouveau-nés le 19 mars 2024 (dans une ferme du Minnesota où un foyer de peste aviaire venait d’être déclaré le 27 février dans un élevage de basse-cour), puis plusieurs foyers ont été déclarés dès le 25 mars dans des élevages de vaches laitières. Ces premiers cas chez des vaches furent une surprise car on connaissait peu les infections par les virus influenza chez les bovins (où le virus influenza D ne fut découvert qu'il y a une dizaine d’années).
Origine du virus H5N1 clade 2.3.4.4.b prédominant dans la panzootie mondiale actuelle
L’ancêtre de ces panzooties aviaires observées depuis ces dernières années est principalement le virus IAHP H5N1 (Gs/Gd/1996), qui fut isolé en 1996 chez l’oie à Guangdong en Chine. A l’époque, la peste aviaire n’était pas encore classée dans les zoonoses. Elle ne le fut qu’en 1997 après le foyer de Hong Kong (dix-huit malades, six morts) provoqué par le virus de Guangdong. Le virus IAHP H5N1 clade 2.3.4.4.b a atteint l’Amérique du Nord en 2021. La panzootie est devenue majeure du fait de la perte de saisonnalité du virus, de la diversification des espèces sauvages atteintes (avec mortalité massive chez de nombreuses espèces d'oiseaux sauvages en été) et d’une augmentation du nombre de cas dans les élevages. C’est pourquoi en France, il a été décidé de vacciner les élevages de canards pour limiter la propagation du virus.
Contamination de plusieurs espèces de mammifères notamment aux Etats-Unis
Depuis janvier 2022, quarante-neuf espèces de onze familles différentes (terrestres et marines) ont été contaminées par le clade 2.3.4.4.b (élevages de visons, renards..., ou le plus souvent de prédateurs carnivores). Citons le cas particulier d’une importante mortalité des otaries en Argentine qui a permis de suspecter la possibilité d’une transmission intra-espèce. Cette augmentation apparente du nombre de mammifères atteints, favorisée par la panzootie aviaire, peut être aussi liée à une recherche accrue de l’infection virale dans ces espèces.
Cas particulier des chats
On connaissait la sensibilité des félins au virus IAHP H5N1. Le premier cas observé avec le clade 2.3.4.4.b a concerné un chat français en novembre 2022. Plus tard, en 2023, il s’est agi de quarante chats en Corée du Sud et d’une douzaine de cas en Pologne, qui seraient d’origine alimentaire. Les symptômes chez le chat sont caractérisés par une atteinte neurologique prédominante. Aux Etats-Unis, il y a eu vingt cas, dont quatre dans des fermes laitières.
Présence du virus dans le lait
Au 26 avril 2024, il y a eu trente-trois troupeaux laitiers atteints dans huit États. La première inquiétude fut de découvrir le virus dans le lait, avec une modification de son aspect (plus épais et plus jaune) et une baisse de production, ce qui a justifié d’une part, d’éliminer le lait des vaches infectées et la recommandation de ne pas consommer le lait cru, et d’autre part, une recherche sur le risque sanitaire pour le consommateur. La FDA (Food and Drug Administration) a publié les résultats confirmant que l’approvisionnement commercial en lait pasteurisé était sûr, même si la présence de fragments inactivés de virus a pu être détectée par PCR dans un échantillon de lait sur cinq. Pour les laits en poudre destinés aux nourrissons, tous les résultats ont été négatifs. Le risque d’une transmission par le lait lors de la traite d’une vache à l’autre a été aussi évoqué. Pour ces raisons, des mesures de biosécurité ont été prises : restriction des mouvements des vaches en lactation sur le territoire américain, obligation de tests…
Contamination humaine dans un élevage bovin
Le 1er avril 2024, le CDC d’Atlanta a annoncé un cas de conjonctivite chez une personne ayant pu être en contact avec des bovins infectés par le virus IAHP H5N1 au Texas (la conjonctivite est un symptôme bénin qui peut être observé dans les foyers de peste aviaire, comme ce fut le cas pour quatre-vingt-six éleveurs avicoles hollandais en 2003 avec un virus IAHP H7N7). Les formes graves de la maladie humaine due à ce virus n’ont été rencontrées que dans certains pays (principalement en Asie) dans des conditions particulières (contacts très étroits avec des volailles vivantes ayant permis au virus d’atteindre les cellules réceptives aux virus dans les alvéoles pulmonaires) sans transmission interhumaine ultérieure. Par précaution, les autorités américaines ont envisagé la protection des employés dans les exploitations de bovins laitiers.
Inquiétude de l'Organisation mondiale de la santé (OMS)
Le 18 avril 2024, Jeremy Farrar, scientifique en chef de l'Organisation mondiale de la santé (OMS), a fait part de son «énorme inquiétude» concernant la propagation croissante du virus IAHP H5N1 de la peste aviaire lors d'une conférence de presse à Genève. Puis le 24 avril, l’OMS, bien qu’elle ait souligné que «malgré la découverte du virus dans du lait, les risques restent limités», a «appelé à une surveillance accrue de différentes espèces animales».
Quel sera le virus de la prochaine pandémie grippale ?
Comme l’a souligné Bruno Lina lors de la séance biacadémique «Influenza» du 12 octobre 2023 à l’Ecole nationale vétérinaire d’Alfort, le virus influenza présente une forte diversité et une capacité évolutive mais les mécanismes d’adaptation à un nouvel hôte sont multifactoriels et il est impossible de prévoir : «ces adaptations ne sont rendues possible que par des modifications très importantes sur le génome viral, soit dans sa composition (le réassortiment), soit dans ses spécificités d’hôte (les mutations), soit en combinant les deux». Selon un article récent non révisé de Hu et al. [1], ce clade 2.3.4.4.b ne possède pas les mutations critiques dans les gènes PB2 et PB1 qui améliorent la virulence ou l'adaptation aux mammifères».
Actuellement, le virus IAHP H5N1 clade 2.3.4.4.b demeure une catastrophe pour les espèces animales, qu’il s’agisse d’animaux domestiques ou sauvages (principalement les oiseaux), mais la composition du virus qui sera à l’origine de la future pandémie est impossible à prédire.
Rappelons-nous les alertes de 2005 pour ce virus H5N1 de la peste aviaire «candidat à la future pandémie grippale» alors que celle-ci a eu pour origine un virus H1N1 en 2009...
Jeanne Brugère-Picoux
Professeur honoraire de pathologie médicale du bétail et des animaux de basse-cour (Ecole nationale vétérinaire d’Alfort), membre de l’Académie nationale de médecine, présidente honoraire de l’Académie vétérinaire de France
Depuis le premier bornavirus identifié (Mammalian 1 orthobornavirus ou BoDV-1), responsable depuis le XVIIe siècle de la maladie de Borna chez les chevaux et les moutons, dont la présence a été signalée pour la première fois en 2000 chez des chevaux français [1], d’autres bornavirus ont été décrits chez des oiseaux puis chez des écureuils exotiques non autorisés en France (variegated squirrel bornavirus 1 ou VSBV-1). Contrairement aux bornavirus aviaires, le BoDV-1 et le VSBV-1 pourraient être des agents zoonotiques.
Ce sont tout d’abord trois cas d’encéphalites mortelles observées chez des propriétaires d’écureuils exotiques (écureuil multicolore ou Sciurus variegatoides et écureuil de Prévost ou Callosciurus prevostii) entre 2011 et 2013 qui ont permis d’identifier le VSBV-1 en 2015 [2]. Cette identification a permis de confirmer rétrospectivement un cas d’encéphalite limbique due à ce virus chez une animalière décédée en 2013 dans un zoo et qui avait été en contact avec des écureuils de Prévost, probablement contaminée par les morsures ou les griffures [3]. L’émergence de ce virus en Allemagne a alerté l’ECDC* et des enquêtes épidémiologiques ont été diligentées pour comprendre l’origine de ces contaminations concernant des écureuils du secteur privé et des jardins zoologiques. Ces enquêtes ont permis de détecter la présence du virus chez 8,5% des Callosciurinae (C. prevostii, C. finlaysonii et Tamiops swinhoei) et 1,5% des Sciurinae (Sciurus granatensis), alors que l’écureuil roux (Sciurus vulgaris) n’est pas infecté [4], puis d’identifier rétrospectivement, après les quatre décès déjà connus, un cas humain probable (décédé en 2007 et qui avait travaillé dans le même zoo que le cas de 2013) et deux cas possibles d'infection par le VSBV-1. L’absence de cas séropositifs chez les animaliers des zoos ou chez les propriétaires en contact avec des écureuils infectés peut cependant révéler un taux de mortalité élevé ou le faible risque lié à un contact (ou une combinaison de ces deux facteurs) [5]. Les écureuils infectés sont porteurs asymptomatiques même avec une charge virale importante. Une étude épidémiologique de l’origine possible du VSBV-1 dans les élevages d'écureuils captifs en Allemagne a permis de démontrer les risques liés aux importations non contrôlées d’animaux exotiques chez des particuliers comme dans les zoos [6].
Cette découverte d’un risque zoonotique lié au VSBV-1 a relancé la question souvent controversée de celui pouvant être lié au BoDV-1 (identifié chez plusieurs espèces d’animaux domestiques), surtout après trois cas d’encéphalites mortelles signalées en 2016 chez des personnes immunodéprimées après une greffe [7] et deux autres cas non transplantés [8, 9]. La recherche du BoDV-1 dans les prélèvements de cinquante-six cas mortels d’encéphalites humaines pouvant être d’origine virale réalisés en Bavière entre 1999 et 2019 a permis de retrouver huit cas positifs, dont deux immunodéprimés après transplantation d’organe. Deux cas supplémentaires ont été identifiés à Munich [10].
[1] Brugère-Picoux J, Bode L, Del Sole A, Ludwig H. Identification du virus de la maladie de Borna en France. bavf. 2000;153(4):411‑20.
[2] Hoffmann B, Tappe D, Höper D, Herden C, Boldt A, Mawrin C, et al. A Variegated Squirrel Bornavirus Associated with Fatal Human Encephalitis. N Engl J Med. 9 juill 2015;373(2):154‑62.
[3] Tappe D, Schlottau K, Cadar D, Hoffmann B, Balke L, Bewig B, et al. Occupation-Associated Fatal Limbic Encephalitis Caused by Variegated Squirrel Bornavirus 1, Germany, 2013. Emerg Infect Dis. juin 2018;24(6):978‑87.
[4] Schlottau K, Hoffmann B, Homeier-Bachmann T, Fast C, Ulrich RG, Beer M, et al. Multiple detection of zoonotic variegated squirrel bornavirus 1 RNA in different squirrel species suggests a possible unknown origin for the virus. Arch Virol. sept 2017;162(9):2747‑54.
[5] Tappe D, Frank C, Homeier-Bachmann T, Wilking H, Allendorf V, Schlottau K, et al. Analysis of exotic squirrel trade and detection of human infections with variegated squirrel bornavirus 1, Germany, 2005 to 2018. Eurosurveillance [Internet]. 21 févr 2019 [cité 27 août 2023];24(8). Disponible sur: https://www.eurosurveillance.org/content/10.2807/1560-7917.ES.2019.24.8.1800483
[6] Cadar D, Allendorf V, Schulze V, Ulrich RG, Schlottau K, Ebinger A, et al. Introduction and spread of variegated squirrel bornavirus 1 (VSBV-1) between exotic squirrels and spill-over infections to humans in Germany. Emerging Microbes & Infections. 1 janv 2021;10(1):602‑11.
[7] Schlottau K, Forth L, Angstwurm K, Höper D, Zecher D, Liesche F, et al. Fatal Encephalitic Borna Disease Virus 1 in Solid-Organ Transplant Recipients. N Engl J Med. 4 oct 2018;379(14):1377‑9.
[8] Korn K, Coras R, Bobinger T, Herzog SM, Lücking H, Stöhr R, et al. Fatal Encephalitis Associated with Borna Disease Virus 1. N Engl J Med. 4 oct 2018;379(14):1375‑7.
[9] Coras R, Korn K, Kuerten S, Huttner HB, Ensser A. Severe bornavirus-encephalitis presenting as Guillain–Barré-syndrome. Acta Neuropathol. juin 2019;137(6):1017‑9.
[10] Niller HH, Angstwurm K, Rubbenstroth D, Schlottau K, Ebinger A, Giese S, et al. Zoonotic spillover infections with Borna disease virus 1 leading to fatal human encephalitis, 1999–2019: an epidemiological investigation. The Lancet Infectious Diseases. avr 2020;20(4):467‑77.
Pierre Potier
Ingénieur
Mandarine ou citron ?
Au début du XVIIIe siècle, un débat agite le monde scientifique sur une question qui peut paraître un détail pour le commun des mortels : quelle est la forme exacte du globe terrestre ? D’un côté, les «newtoniens» pensent que la Terre est légèrement aplatie aux pôles, un peu comme une mandarine. De l’autre côté, les «cartésiens» supposent qu’elle est allongée aux pôles, à l’image d’un citron ! Newton triomphe dans toute l’Europe, sauf en France où plane encore la figure tutélaire de Descartes, avec sa théorie des tourbillons. Jacques Cassini, directeur de l’Observatoire de Paris, est un cartésien déclaré. Il triomphe car une vaste campagne de mesures en France vient de valider la position cartésienne. Un grand succès pour la science française.
Mais deux jeunes académiciens, Maupertuis et Clairaut, contestent ces résultats et osent sonner l’heure de la révolte contre Descartes. Voltaire les approuve. L’Académie des sciences pourfend ces traîtres. La réputation de la science française est en jeu.
Un jeune astronome, Louis Godin, propose une solution pour trancher le débat : mesurer à l’équateur un degré de méridien. S’il est plus court qu’en France, Newton a raison ; s’il est plus long, Descartes a raison. Selon Godin, l’écart entre l’équateur et la France, dans un sens ou dans l’autre, sera assez grand pour ne pas être contesté. L’Académie adopte cette proposition : l’expédition aura lieu au Pérou, dans la région de Quito (aujourd’hui en Equateur).
Pourquoi aller dans une colonie espagnole alors que la Guyane française est proche de l’équateur ? Probablement dans l’espoir de pouvoir étudier discrètement le Pérou, ce pays riche, fermé aux étrangers depuis deux cents ans. Louis XV sollicite son oncle Philippe V d’Espagne, qui accorde le passeport.
Alors que la mission au Pérou se prépare, l’Académie décide de lancer une expédition similaire en Laponie, menée par Maupertuis, pour conforter les résultats du Pérou.
Un an de voyage
Mai 1735 : Le Portefaix hisse les voiles à La Rochelle et met le cap sur l’Amérique. A son bord, trois académiciens trentenaires : Louis Godin, astronome et chef de l’expédition, Pierre Bouguer, mathématicien, et Charles de La Condamine, géographe.
Sept assistants les accompagnent, dont Joseph de Jussieu, naturaliste et médecin, plus jeune que ses deux illustres frères. Il y a aussi Hugot, horloger, en charge des instruments de mesure, Séniergue, chirurgien, et Jean Godin des Odonais, cartographe et cousin de Louis Godin.
A Saint-Domingue, durant les mois d’attente de leur prochain bateau, Godin prend une maîtresse créole et dépense l’argent de la mission avec désinvolture, devant ses collègues ébahis. Les relations entre les trois académiciens en seront durablement affectées.
A Carthagène, deux officiers espagnols, Juan, vingt-deux ans, et Ulloa, dix-neuf ans, se joignent à la troupe, qu’ils ne quitteront plus. Leur rôle est d’assister (et surveiller) les Français. Ils seront des collègues exemplaires, compétents et loyaux.
Le conflit des chefs entre la paire Bouguer-La Condamine et Godin est permanent. Tout est sujet à querelle dans la préparation de leur travail.
De Guayaquil à Quito, situé à 2800 m d’altitude, le groupe découvre les moustiques, scorpions et serpents dans la vallée, puis les précipices et ponts de liane vertigineux dans la montagne. Quito réserve un accueil enthousiaste à ces hommes de science qui entrent dans leur ville, suivis de soixante-dix mules et de volumineux instruments. Ils ont quitté la France il y a un an.
Quito s’avère une ville très agréable. Les dix Français se retrouvent bientôt au cœur d'une vie mondaine brillante, tout en se préparant à leur grande aventure scientifique.
Une méthode ancestrale ; une technologie dernier cri
Le principe de la mesure d’un méridien terrestre n’a pas changé depuis Eratosthène, qui avait déterminé la circonférence terrestre quelque vingt siècles plus tôt.
On choisit d’abord le tronçon de méridien à mesurer. Ce sera (après moult discussions) l’ancienne route inca de Quito à Cuenca, bordée de volcans culminant à 6000 m. On distingue deux phases bien différentes : une phase géodésique, où l’on mesure sur le terrain la longueur du tronçon (340 km), et une phase astronomique, où l’on établit la portion d’arc que ce tronçon représente dans la circonférence terrestre (trois degrés).
Pour mesurer la longueur du tronçon, on fait appel à la «triangulation» : le tronçon est «maillé» par une quarantaine de triangles dont on mesure les angles par visée, à l’aide d’un «quadrant». Il suffira de mesurer la longueur d’un seul côté, la «base», pour en déduire par calcul la longueur de l’ensemble.
Un début prometteur
Fin 1736, on attaque la mesure de la base, à Yaruqui, à l’aide de jauges en bois étalonnées sur la toise d’acier apportée de France. Il faut redoubler d’attention car une erreur sur la base se répercuterait sur tout le reste. Deux équipes travaillent séparément durant un mois. A l’arrivée, leurs résultats ne différent que de 7 cm sur une distance de 12,2 km ! Cette première étape est un franc succès et le groupe se met à rêver d’une mission éclair!
Espoir vite douché car la caisse est vide : la France n’a pas envoyé d’argent. Pragmatique, La Condamine met en vente sa garde-robe personnelle et obtient un vrai succès auprès de la bourgeoisie de Quito, ce qui lui vaudra d’ailleurs un procès pour contrebande. Mais ce ne sera évidemment pas suffisant pour financer une expédition scientifique andine de 340 km. Il se rend donc à Lima, à 1800 km, pour rencontrer le vice-roi, dont il obtient le support : Quito avancera des fonds à la mission. Par ailleurs La Condamine encaisse une lettre de crédit personnelle. En six mois, il est devenu le banquier de l’expédition et son chef naturel.
Au milieu des volcans
Les problèmes d’argent réglés, on attaque la mesure des triangles. La première station de mesure est prévue au sommet du mont Pichincha, à l’ouest de Quito, à 4776 m d’altitude. Un défi pour ces hommes de science plutôt adeptes des bibliothèques. Au sommet, c’est le brouillard total. Les porteurs disparaissent dans la nature. Le groupe attend des jours meilleurs. Ils affrontent froid et tempêtes sous leurs tentes. Ils sont les premiers Européens à cette altitude. Après trois semaines héroïques, ils renoncent : on construira la station plus bas. Cet épisode restera gravé dans la mémoire des Indiens qui, dès lors, attribuent des pouvoirs surnaturels à ces étrangers bizarres.
Une lettre de Paris arrive (sans argent) : l’expédition en Laponie est déjà terminée et Newton a gagné ! Mais le résultat est déjà contesté en raison du biais notoire de Maupertuis pour Newton. L’expédition au Pérou devra trancher.
La mesure des triangles commence. Deux équipes travaillent en parallèle, chacune de façon autonome. D’un côté, Louis Godin, Ulloa et Juan ; de l’autre, La Condamine et Bouguer. La tension entre les chefs persiste, mais le travail se fait. Jean Godin des Odonais est l’éclaireur, qui identifie et aménage à l’avance les sites des stations et des balises à viser. De station en station, de mois en mois, les deux équipes progressent lentement. Il faut affronter le froid, le brouillard, la neige, les abandons récurrents des porteurs, les conflits entre Indiens, esclaves et créoles, les vols de matériel. Une station a dû être reconstruite à sept reprises ! Le confort des tentes est précaire. Lorsque le temps est beau, le panorama sur les volcans est magnifique, en particulier le Chimborazo, culminant à 6623 m, près de Riobamba où ils font une pause, à mi-chemin.
Plus tard, alors qu’ils progressent vers Cuenca, ils assistent à la spectaculaire éruption du Sangay avec des torrents de lave en feu traçant des chemins dans la neige. Ils parviennent à l’extrémité du tronçon à Targui, au sud de Cuenca, en juin 1739, deux ans après leur départ de Quito. Ils mesurent alors la longueur de la dernière base, laquelle peut aussi être calculée. Un bon moyen pour vérifier la qualité des mesures de triangles. Suspense : si l’écart est trop grand, ils devront tout recommencer ! Bouguer calcule et corrige en fonction de l’altitude et la température. Les résultats s’avèrent exceptionnels pour les deux équipes : 60 cm d’écart seulement sur 12 km entre la mesure et la valeur calculée. La confiance est dès lors totale pour le calcul de la longueur totale du tronçon. C’est la conclusion de la phase géodésique. Et chacun espère maintenant profiter des charmes de la bonne ville de Cuenca, pour soigner le corps et l’esprit. Ce ne sera pas le cas.
Mort dans l’après-midi
Séniergue, le chirurgien, est déjà à Cuenca depuis mars. Il soigne la clientèle bourgeoise avec succès et gagne bien sa vie. Grand séducteur, il a une liaison amoureuse avec Manuela, la fille d’un patient. Celle-ci a été abandonnée par son fiancé Leon, qui prend néanmoins très mal cette liaison. Il le fait savoir à Séniergue et un combat s’ensuit dans la rue. Toute la ville en parle. Un sentiment anti-français flotte dans l’air. Le curé attise les braises dans son prêche.
28 août 1739, jour de corrida sur la place principale. Les Français y sont. Séniergue arrive, Manuela à son bras. Murmures dans la foule. On prie Séniergue de quitter les lieux. Il refuse. La foule chante «A mort, les Français!».
Séniergue, bravache, sort son sabre, promettant un «meilleur spectacle que la corrida». Deux cents personnes l’entourent. Il reçoit des pierres. Il est poignardé à mort par trois individus. Les autres Français doivent courir se mettre à l’abri. Bouguer reçoit un coup de couteau dans le dos.
Les jours suivants, La Condamine porte plainte. Les trois assassins sont connus : Leon est l’un d’eux. Ils ont quitté la ville. Ils seront condamnés à mort mais ils ne seront jamais arrêtés.
L’insaisissable étoile
Après cette tragédie, les scientifiques reviennent peu à peu à leurs activités. On passe à la phase astronomique. Pour mesurer la portion d’arc de méridien que représente le tronçon, on mesure la position angulaire d’une même étoile aux deux extrémités du tronçon. La précision que les savants se sont fixée, une seconde de degré, est un défi inédit. L’étoile choisie est Epsilon, de la constellation d’Orion. Une des étoiles des Rois mages ! Les mesures successives de sa position varient de huit à dix secondes d’arc, comme si l’étoile ne tenait pas en place. Inacceptable pour Bouguer. Il demande à Hugot, l’horloger, de renforcer la stabilité du «secteur», l’appareil de visée spécialisé pour ce genre de mesures, de quelques degrés autour du zénith. Plusieurs améliorations successives échouent. La Condamine se met à douter. Bouguer refuse le compromis et renvoie à nouveau les secteurs à l’atelier. Le perfectionnement apporté par Hugot est une réussite : Epsilon ne danse plus. La cohérence recherchée des mesures est enfin obtenue après trois ans d’efforts !
L’acharnement de Bouguer a payé. Il se lance alors dans les calculs. Et le chiffre magique, leur graal, but ultime de toutes leurs aventures depuis huit ans, est là : 56 749 toises (110,7 km). C’est la longueur du degré de méridien à l’équateur. Elle est 1,3% plus courte qu’en Laponie. La théorie de Newton est
définitivement confirmée.
De la science sur les sommets et à l’équateur
La grande précision des résultats est confirmée aujourd’hui par les techniques modernes. Ces hommes, téméraires et déterminés, ont su surmonter tous les obstacles pour accomplir un véritable exploit.
En précisant la forme du méridien terrestre, cette mission accélère l’acceptation de la théorie de Newton en France. Mais ce n’est pas son seul mérite. Pendant les innombrables temps morts qui ont bousculé leur programme, ces hommes se sont adonnés à leur passion de savoir et de comprendre. Bouguer et La Condamine ont étudié le comportement à haute altitude de l’aiguille aimantée, de la vitesse du son, du thermomètre, du baromètre, du pendule, de la diffraction de l’air. Ils ont montré que la gravité diminue avec l’altitude et qu’une masse montagneuse voisine comme le Chimborazo dévie le fil à plomb. Ils ont observé des éclipses de Lune et de Soleil et calculé l’obliquité de l’écliptique. Ils ont cartographié une vaste région où les cartes étaient inexistantes ou peu précises.
La Condamine a découvert et étudié l’écorce du quinquina ou «écorce de jésuite», qui soigne la malaria, mais aussi le caoutchouc, le curare, le platine. Il est le premier à cartographier l’Amazone.
Jussieu a décrit la faune et des milliers de plantes, dont le quinquina, la cannelle et le coca.
Jean Godin des Odonais a constitué un herbarium de quatre mille espèces de plantes, dont mille cinq cents sont nouvelles, aujourd’hui conservé au Muséum d’histoire naturelle. Il a publié une dizaine d’ouvrages sur la flore et la faune, la langue quechua et les dialectes de Guyane.
Ulloa a publié un brûlot sur le travail forcé des Indiens au Pérou, qui aura un très grand retentissement en Europe.
Autant de retombées inattendues de la mesure d’un méridien !
Les premiers retours en France : Bouguer et La Condamine
A l’image du groupe, les retours se font en ordre dispersé. Bouguer, perfectionniste, reste de longs mois à Carthagène à refaire tous ses calculs. Il arrive le premier en France en juin 1744, neuf ans après son départ, et présente son rapport à l’Académie, où il fait sensation.
La Condamine doit gérer la rocambolesque histoire du monument qu’il a fait construire (à ses frais). Ulloa lui intente un procès car il est cité seulement comme «assistant». Les tribunaux péruviens se contredisent. La cour de Madrid tranchera et le monument sera détruit!
La Condamine descend l’Amazone durant six mois, une première scientifique. De retour à Paris, il découvre que Bouguer a déjà communiqué et connaît seul la gloire de la mission. Furieux, il contre-attaque et publie à son tour nombre de rapports et livres, qui auront un grand succès. Il restera pour la postérité le père de la mission, qu’il a souvent sauvée du désastre grâce à son sens de l’organisation et à son inébranlable motivation.
La Condamine et Bouguer ne se parleront plus, ce qui est vraiment désolant alors que ces deux scientifiques exceptionnels ont partagé huit années d’aventures.
Louis Godin, le proscrit ; Jussieu, l’humanitaire
Une fois ses dernières mesures d’astronomie réalisées, Louis Godin, fortement endetté, devient professeur à Lima. Il est discrédité à Paris pour sa gestion calamiteuse de la mission et radié de l’Académie. Il subit le tremblement de terre de 1746 à Lima et travaille à la reconstruction. Il rentre à Paris et retrouve sa famille, qui l’accompagne à Cadix où il prend un poste grâce à Ulloa.
Jussieu n’a jamais participé directement à la campagne de mesures. Médecin, il a beaucoup soigné la population locale. Il est mobilisé pour chaque épidémie, souvent en tandem avec Séniergue. Il sillonne seul le plateau andin et enseigne l’hygiène. Il s’installe près de la mine d’or de Potosi, où les Indiens sont astreints au travail forcé dans des conditions effroyables. Il y crée un hôpital et soigne la population durant six années. Il est élu à l’Académie, à distance ! Il rentre en France, malade, en 1771. Une bonne partie de ses herbiers, notes et échantillons ont malheureusement disparu.
La fabuleuse aventure de Jean et Isabel Godin des Odonais
Jean Godin, vingt-huit ans, se marie en 1741 à Quito avec une riche héritière espagnole de quatorze ans, Isabel Grameson. Le couple décide d’aller vivre en France. Jean teste, seul, le chemin via l’Amazone. Il arrive en Guyane en six mois. Satisfait, il décide de retourner chercher son épouse. Il demande un passeport au Portugal. La situation internationale s’est tendue et les frontières sont maintenant closes. Jean est piégé à Cayenne, à 5000 km d’Isabel à Riobamba. Les années passent. Jean multiplie les initiatives les plus folles pour traverser le continent. Il propose même à la France d’envahir le nord de l’Amazonie !
En 1765, le Portugal envoie finalement un bateau pour attendre Isabel à Loreto, à la frontière espagnole. Isabel l’apprend par le réseau des missions jésuites. Prudente, elle envoie son serviteur Joaquim vérifier sur place. Un voyage de 3000 km, qui lui prend deux ans ! Et il confirme : un bateau attend Isabel à la frontière ; son mari est vivant et l’attend à Cayenne.
Isabel part de Riobamba avec ses deux frères, son neveu, un Français, le docteur Rocha, et trente-et-un porteurs indiens. En un mois, ils arrivent à Canelos, ravagé par la variole. Les porteurs s’enfuient. Deux Indiens rescapés construisent un canot de 10 m et les emmènent sur la rivière Bobonaza. Ils désertent après deux jours. Sans pilote expérimenté, le bateau se renverse. Rocha et Joaquim vont chercher du secours à Andoas dans le bateau allégé. Isabel et ses frères les attendent. En vain. Après quatre semaines, affaiblis et désespérés, ils partent à pied vers Andoas. Mais la jungle est impitoyable. L’enfant meurt, puis les deux frères. Après six semaines d’errance, Isabel, seule survivante, rencontre un couple d’Indiens qui la sauvent. Elle arrive comme une miraculée à Andoas et retrouvera son époux six mois plus tard, en Guyane, après vingt-et-un ans de séparation !
Le couple arrive en France en juin 1773. Jean est le dernier de la mission à rentrer, après trente-huit ans. Le couple s’établit non pas à Paris dont l’adolescente Isabel rêvait, mais à Saint-Amand dans le Berry, dans la maison familiale de Jean. Jean est reçu à l’Académie et recevra une rente. Un neveu d’Isabel arrive de Riobamba. Jean et Isabel l’élèvent comme un fils. Il se marie en 1792. Jean, soixante-dix-neuf ans, et Isabel, soixante-cinq ans, décèdent peu après.
Robert Whittaker, The mapmaker’s wife, 2004
Le Journal des Savants, 1751
La Condamine, Voyage fait en Equateur pour y mesurer un degré de méridien terrestre, 1751
La Condamine, Mesure de trois degrés de méridien, 1751