Boucher de Perthes : la découverte de la Préhistoire

Alain Delacroix

Ancien professeur titulaire de la chaire « Chimie industrielle – Génie des procédés » du Conservatoire national des arts et métiers
 

Biface de Boucher de Perthes, MHNT (Didier Descouens — Travail personnel, CC BY-SA 4.0)

Biface de Boucher de Perthes, MHNT, par Didier Descouens — Travail personnel, CC BY-SA 4.0, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=17563828
 
Les éditions du CNRS viennent de rééditer la biographie de Jacques Boucher de Perthes publiée par Léon Aufrère en 1940 [1]. C’est un livre particulièrement important car les archives de Boucher de Perthes ont disparu dans les bombardements de mai 1940 et Léon Aufrère a été le dernier à pouvoir les consulter et les exploiter. Cette réédition est précédée de deux textes : l’un d’Arnaud Hurel, ingénieur au Muséum national d’histoire naturelle, et l’autre de Yann Potin, archiviste aux Archives nationales. Le premier rappelle la complexité de Boucher de Perthes, à la fois savant précurseur mais aussi dupe de ses chimères, et montre l’importance du travail de Léon Aufrère, qui a su faire la part des choses dans cette complexité. Le second montre que le livre est tout à la fois biographie, étude d’histoire des sciences et édition de documents d’archives.

Boucher de Perthes naît en 1788 dans une famille aristocratique dont le père, Jules Armand Guillaume Boucher de Crèvecœur, descend d’un croisé, et la mère, Marie de Perthes, d’un oncle de Jeanne d’Arc. Le père, contrôleur général surnuméraire, perd son poste à la Révolution mais est appelé ensuite pour réorganiser la douane ; il devient directeur des douanes à Abbeville et, passionné par la botanique, est membre de sociétés savantes et membre fondateur de la Société d’émulation d’Abbeville.
En 1804, Jacques Boucher de Crèvecœur, futur Boucher de Perthes, est nommé commis des douanes grâce à son père. Dilettante et autodidacte, il a une jeunesse brillante et mondaine, pendant laquelle il accumule les conquêtes féminines, dont la célèbre Pauline Borghèse. Ses fonctions dans les douanes le font voyager : Marseille, Gênes, Livourne, Foligno, Boulogne et Paris. Il va aussi dans les pays de l’Est, entre autres en Hongrie pour étudier l’effet du blocus continental. Il écrit diverses pièces en vers, dont le succès est très médiocre, et, bien que l’Empire lui ait accordé quelques avantages pour sa carrière, il se fait inscrire dans les gardes du corps de Louis XVIII.
En 1818, il obtient l’autorisation de porter le nom de sa mère et devient Boucher de Perthes. En 1825, il reprend la place de son père à la direction des douanes d’Abbeville.
Il publie ses œuvres entre 1831 et 1833, dont des textes à consonance politique qui vont lui créer quelques ennuis.

A cinquante ans, après avoir raté une dizaine de possibilités de mariage et renoncé à faire jouer ses pièces, il commence à s’intéresser à la Préhistoire, qu’alors tout le monde ignore.
Dans son livre, Léon Aufrère dissèque les œuvres de Boucher de Perthes et les relie avec l’histoire mouvementée du XIXe siècle. Il y décrit les balbutiements de la science de la Préhistoire : dès le début du XVIIIe siècle, on a en effet trouvé dans les tourbières de la région d’Abbeville des ossements d’animaux différents de ceux qu’on y trouvait alors. Des chercheurs – Laurent Traullé, François Baillon, Georges Cuvier, Paul Tournal, Marcel de Serres – vont commencer à exploiter ces découvertes et à se poser des questions sur la relation entre les hommes et ces animaux fossiles. Casimir Picard et le docteur Ravin attirent l’attention de Boucher de Perthes, président de la Société d’émulation locale. En 1835, Picard conclut que les outils humains sont contemporains des animaux de races disparues comme les mammouths. La Société d’émulation se passionne pour ces découvertes et, en 1837, Boucher de Perthes commence à suivre ces travaux de près et à faire faire des fouilles. Casimir Picard meurt jeune, à 35 ans, et visiblement, Boucher de Perthes va prendre le relais du jeune savant.
Léon Aufrère utilise les textes originaux pour montrer l’évolution de la pensée des chercheurs de l’époque qui sont en train de découvrir l’« homme antédiluvien », dont l’existence est en contradiction avec la version officielle de la Genèse. Mais tout est compliqué par des tendances à la supercherie car, comme on le verra par la suite, les ouvriers sont récompensés à chaque découverte et taillent des silex pour augmenter leurs revenus.

Dans les années 1840, Boucher de Perthes souhaite ouvrir un musée et le propose à Viollet-le-Duc, d’autant qu’il est question que l’Etat rachète l’Hôtel de Cluny pour y créer un musée des antiquités nationales. Malheureusement, ses collections sont refusées en tant qu’ensemble et les autorités lui proposent de les disperser dans le classement général, ce qu’il refuse.
Il décide alors de rédiger un texte, « L’industrie primitive », et Léon Aufrère, qui dispose du brouillon, dissèque l’évolution de cet ouvrage historique. On voit apparaître dès 1845 la preuve de la coexistence de l’homme avec des mammouths, et celle de l’industrie antédiluvienne, en désaccord avec la version officielle du Déluge. En août 1846, Boucher de Perthes fait brocher quelques exemplaires et en envoie un à l’Académie.
En 1847, il se présente comme député mais ne trouve de place que chez les ultra-républicains, malgré son soutien à la duchesse de Berry et sa fidélité aux Bourbons ; il n’est évidemment pas élu. En 1848, il obtient la Légion d’honneur mais il est rayé des cadres de la douane et admis à la retraite.
La commission de l’Académie ne répond toujours pas, et c’est seulement le 16 février 1849 qu’un de ses membres l’informe que certains de ses silex ont dû être travaillés par l’homme mais que l’Académie n’a pas d’avis et qu’il va falloir attendre. Le texte définitif, Antiquités celtiques et antédiluviennes, n’est publié qu’en 1849.

Parallèlement, Boucher de Perthes essaye de produire ses pièces dans les théâtres parisiens mais essuie des refus. Alors, en 1852, il publie ses Sujets dramatiques et se remet à voyager en Europe.

Pendant ce temps, les savants et les religieux tentent, pour certains de dénigrer, pour d’autres d’encenser ces nouvelles découvertes qui interfèrent avec les Ecritures.
Mais les mentalités évoluent : Geoffroy Saint-Hilaire, Littré, commencent à défendre l’idée de l’homme antédiluvien et les savants anglais se passionnent pour ce sujet.
Malheureusement, les ouvriers, payés assez grassement pour chaque découverte et alléchés par une prime de 200F pour la découverte d’os humains, trouvent fort à propos une demi-mâchoire semi-ancienne. La découverte de Moulin-Quignon, en 1863, va polluer les découvertes de Boucher de Perthes.
Il n’en reste pas moins qu’à partir de cette date, il devient très célèbre et, promu officier de la Légion d’honneur, est reçu par l’Empereur.

Boucher de Perthes va utiliser ses dernières années pour écrire ses souvenirs sous le titre de Sous dix rois (en huit volumes, ce qui représente plus de 5000 pages). Léon Aufrère pense qu’il y transforme souvent l’histoire et que les lettres publiées sont souvent réécrites car les originaux, s’il y en a eu, ont disparu.
Boucher de Perthes s’est considéré comme un philanthrope et un paléontologue. Avant sa mort, il donne de grosses sommes à des fondations de bienfaisance et transforme sa maison en musée pour la confier à la ville d’Abbeville, à condition que tout reste en l’état pendant cent ans. Ce sera fait mais en épurant la collection des artéfacts dus aux incertitudes des débuts. Boucher de Perthes s’éteint le 2 août 1868.

Le document de Léon Aufrère n’est pas une stricte biographie, ni un livre d’histoire des sciences, ni un ensemble de documents d’archives. Il est tout cela et grâce à une importante documentation originale et disparue, c’est en fait une bible pour ceux qui s’intéressent à l’histoire de la découverte de l’homme antédiluvien.

 

[1] Boucher de Perthes. Imaginer la Préhistoire, Léon Aufrère, CNRS Ed., 2018, 10€.