Jeanne Brugère-Picoux
Professeur honoraire de pathologie médicale du bétail et des animaux de basse-cour (Ecole nationale vétérinaire d’Alfort), membre de l’Académie nationale de médecine, présidente honoraire de l’Académie vétérinaire de France
Cet été nous avons été alertés à plusieurs reprises par les médias comme par le site Internet consacré aux maladies émergentes (ProMaid) à propos d’une invasion progressive de plusieurs pays européens par des tiques dites géantes. Ce fut le cas en juillet dernier au Pays-Bas, pays jusque-là indemne. Il s’agit principalement de l’espèce Hyalomma marginatum, tique dure reconnaissable à son long rostre et à ses pattes bicolores (anneaux blanchâtres aux articulations). Elle est deux fois plus grosse qu’Ixodes ricinus. A jeun, la femelle mesure 5 mm de long pour atteindre 2 cm lorsqu’elle est gorgée. Cette tique présente un cycle à deux hôtes (et non trois comme la plupart des tiques dures). Leurs larves infestent des petits vertébrés (lièvres, lapins, hérissons, oiseaux souvent présents au sol…) alors que les adultes seront retrouvés chez les grands vertébrés (sangliers, ruminants domestiques et sauvages, et surtout les chevaux). La particularité de ces tiques est d’être chasseuses. Contrairement à Ixodes ricinus qui se positionne sur des végétaux pour tomber sur l’hôte pour se fixer, Hyalomma marginatum se cache dans le sol, repère sa proie et se dirige vers celle-ci. Cette tique géante peut poursuivre sa cible pendant 10 mn, voire plus sur une distance jusqu’à 100 m.
Ces tiques ne sont pas nouvelles pour la France car elles sont connues depuis plusieurs décennies en Corse mais elles se sont aussi installées plus récemment en France continentale, en région méditerranéenne principalement [1]. Elles sont aussi présentes au Maghreb, dans la péninsule Ibérique, de l’Italie à la Turquie, autour de la mer Noire, dans le Caucase, au sud de la Russie. Le Centre européen de prévention et de contrôle des maladies (CEPCM) a publié en janvier dernier une carte signalant la présence ou non de Hyalomma marginatum (figure 1). Le CEPCM souligne cependant que certains signalements ponctuels ne signifient pas une installation pérenne de ces tiques, en particulier au nord de l’Europe. L’introduction de ces tiques pourrait être soit le fait d’un transport par des oiseaux migrateurs (hypothèse retenue pour les tiques découvertes en Allemagne), soit la conséquence de l’importation de chevaux ou de bovins infestés par des tiques adultes.
Dès 2009, notre confrère Stephan Zientara nous alertait sur les risques liés à ces tiques, notamment vectrices potentielles de la fièvre hémorragique de Crimée-Congo (FHCC), maladie humaine caractérisée par des symptômes sévères et un taux de létalité parfois élevé, en recrudescence en Europe orientale [2]. Cette alerte était justifiée puisque des cas autochtones de FFCC ont été observé en 2016 en Espagne (l’un dû à une morsure de tique, l’autre d’origine nosocomiale) [3]. Un autre danger représenté par ces tiques est la transmission de la fièvre boutonneuse, due à Rickettsia aeschlimannii. Ce danger est d’autant plus sérieux que le site ProMaid a signalé le 19 août dernier [4] un cas humain de fièvre boutonneuse en Allemagne chez un propriétaire de chevaux. Ce dernier avait envoyé la tique qui l’avait mordu à l’université de Hohenheim pour identification avant d’être hospitalisé quelques jours plus tard avec les symptômes alarmants d’une fièvre boutonneuse, rapidement jugulée par une antibiothérapie. Rickettsia aeschlimannii avait été isolée de la tique. Ce cas autochtone est d’autant plus inquiétant que, dans une étude épidémiologique sur Hyalomma marginatum et Hyalomma rufipes en Allemagne, la moitié des 18 tiques identifiées étaient porteuses de Rickettsia aeschlimannii [5].
L’émergence de ces tiques géantes ajoute de nouveaux risques infectieux liés aux tiques dans plusieurs territoires jusque-là indemnes. Elle démontre l’importance d’une prévention constante contre les morsures de tiques en général, la nécessité de mieux connaître les risques grâce aux travaux de l’Inra, du Cirad et de l’équipe de l’unité de recherche en maladies infectieuses et tropicales émergentes de l’université d’Aix Marseille, consacrés aux tiques et aux maladies qu’elles transmettent.
[2] Zientara S. 2009. La fièvre hémorragique de Crimée-Congo est en recrudescence en Europe orientale. Bull Epid Santé Anim Alim, 33:13.
[3] Negredo A et al. 2017. Autochthonous Crimean-Congo Hemorrhagic Fever in Spain. N Engl J Med, 377(2):154-161.
[4] PRO/AH/EDR. Spotted Fever – Germany: Rickettsia aeschlimannii via Hyalomma Tick – 19 août 2019.
[5] Chitimia-Dobler L et al. 2019. Imported Hyalomma Ticks in Germany in 2018. Parasites vectors, 12(1):134.