Alain Delacroix
Professeur honoraire, chaire « Chimie industrielle – Génie des procédés » du Conservatoire national des arts et métiers
De nos jours, la mode est au bio et au naturel. On mange végétarien, végane, flexitarien, «fructivore», «insectivore», etc. L’adjectif chimique est devenu très péjoratif et cristallise toutes sortes de peurs plus ou moins rationnelles. Pourtant la chimie, qui est la science de la transformation de la matière, est liée à l’origine de notre existence, et l’industrie chimique est la mère de toutes les industries. La méconnaissance de ce domaine, effective ou simulée, est alimentée par les médias, où la peur garantit l’audience.
Mais les plantes ont fait de la chimie avant nous et cette chimie est-elle aussi inoffensive qu’on veut le croire ? Les plantes créent des molécules pour croître mais aussi pour se défendre de leurs prédateurs ; ces molécules sont toxiques et se cachent dans les légumes et les condiments que nous consommons tous les jours. Nous allons en donner quelques exemples.
Le citron, outre l’acide citrique qui abîme les dents, contient des furocoumarines, dont le psoralène, agent photosensibilisant qui augmente le risque de mélanome. Son cousin, le bergaptène, présent dans le zeste des agrumes, doit être éliminé, par distillation, des huiles essentielles de citron ; cette opération, qui est à la base du génie chimique, rend cette huile moins naturelle ! On a montré aussi que ces molécules présentes dans le pamplemousse perturberaient l’assimilation de nombreux médicaments.
Le céleri, qui ne ressemble pourtant pas à un agrume, contient également des furocoumarines, qui conduisent à des dermatites chez les agriculteurs et les transformateurs de ce légume. Il peut donc être dangereux de s’exposer au soleil après avoir consommé du céleri. Il contient aussi des nitrates, qui se transforment en nitrites dans la bouche. Ces nitrites naturels ont évidemment les mêmes propriétés que ceux qu’on ajoute dans la charcuterie et qui sont classés cancérigènes probables !
La tomate, considérée longtemps comme une plante ornementale, est consommée depuis relativement peu de temps (tout comme la pomme de terre). Elle contient de l’alpha-tomatine, un glycoalcaloïde toxique, davantage présent dans les tomates vertes. Quand la tomate est trop mûre, elle peut se couvrir de moisissures naturelles qui produisent de la patuline, petite molécule très toxique pour les animaux à sang chaud, dont l’homme.
Que se passe-t-il lorsqu’on prépare une salade de tomate ? On ajoute du vinaigre, qui est de l’acide acétique dilué, du sel, de la moutarde et peut être du poivre ou du piment.
Le sel, qui est du chlorure de sodium contenant beaucoup d’oligo-éléments, s’il est naturel, doit être un peu enrichi en iode pour éviter goitre et crétinisme et en fluor pour protéger les dents.
La graine de moutarde contient quant à elle de la sinigrine (qu’on trouve aussi dans les choux de Bruxelles et les brocolis). Lorsque la graine est écrasée, la sinigrine est dégradée en isothiocyanate d’allyle, qui donne son goût piquant à la moutarde et qui défend aussi la plante contre les herbivores. L’isothiocyanate d’allyle est moyennement toxique mais, pur, il doit être manipulé avec précaution.
Ajoutons du piment dans notre salade. Il contient de la capsaïcine, poison mortel en grande quantité – sa dose létale LD50 est inférieure au mg/kg par injection chez la souris. On prend moins de risques en mettant du poivre, la pipérine qu’il contient ayant une dose létale nettement inférieure.
Que se passerait-il si l’on avait fait le choix de se préparer une salade de pommes de terre ? Celles-ci contiennent de la solanine, qui est un glycoalcaloïde toxique, qu’on trouve particulièrement dans sa peau et ses yeux. La solanine provoque des effets inquiétants mais rarement mortels. La pomme de terre consommable en contient moins de 25 mg/100 g, mais cette concentration augmente si la pomme de terre est exposée longtemps à la lumière ou stockée au froid.
Continuons notre repas avec du poisson aux épinards. Ceux-ci contiennent des nitrates et de l’acide oxalique. Les nitrates, comme on l’a vu, se transforment en nitrites dans la bouche. Ils peuvent alors réagir avec les amines du poisson pour produire des nitrosamines très cancérigènes. Quant à l’acide oxalique, il est présent dans de nombreuses plantes que nous consommons (rhubarbe, oseille, etc.) ; il peut provoquer des problèmes rénaux et est mortel à hautes doses.
Ces exemples, parmi beaucoup d’autres, nous montrent que la chimie que font les plantes est très complexe et rarement inoffensive. Notre corps lui-même en rajoute car la chimie qui se produit dans notre bouche, notre estomac et notre intestin (qui est un magnifique réacteur de type presque piston !) est fort complexe aussi.
Rappelons aussi que la nature nous offre de somptueux poisons, dont la ricine, la toxine botulique, les aflatoxines et autres alpha-amanitine… sans compter tous ceux, à effets plus longs, que l’on obtient en cuisant nos aliments : acrylamide, amines aromatiques polycycliques…
En conclusion, cette chimie que font les plantes n’est pas bonne par nature et seule la science permet de faire la part des choses.