Marin Mersenne, un pionnier de la science moderne, 1588-1648

Pierre Potier

Ingénieur
 
MersenneParis 1630, place Royale (l’actuelle place des Vosges), le couvent des Minimes. Dans sa modeste cellule, un moine travaille à sa table. Il est vêtu d’un habit noir de laine grossière aux manches larges et d’un scapulaire à capuchon rond. Il a fait vœu de pauvreté et s’interdit à vie de manger viande, œufs et lait. On a peine à l’imaginer et pourtant cet humble personnage reçoit ici régulièrement les plus grands savants de France et d’Europe. Il joue un rôle essentiel dans la Révolution scientifique à l’origine de notre science moderne. Et un cratère sur la Lune porte aujourd’hui son nom !

Mais revenons quelques années en arrière. Marin Mersenne est né en 1588 dans un hameau du Maine. Son éducation est prise en charge par l’Eglise. Il entre au collège de La Flèche, un de ces collèges d’excellence que les jésuites viennent d’établir. Il étudie ensuite à la Sorbonne. A 23 ans, il prend l’habit de l’ordre des Minimes. Il enseigne alors la philosophie à Nevers. Il publie quelques essais apologétiques contre les hérétiques et se fait remarquer par la qualité de son écriture et la force de ses arguments. A 31 ans, il est nommé au couvent de la place Royale, où il restera jusqu’à la fin de sa vie, à 60 ans.

L’Eglise s’allie à la science nouvelle

La lutte ouverte contre les hérétiques bat son plein. Non pas les protestants avec qui les relations en France sont plutôt apaisées depuis l’édit de Nantes, mais de nouveaux groupes aux idées dangereuses. Ainsi les naturalistes selon qui la nature a une âme et possède des pouvoirs magiques qui défient Dieu. Ainsi les sceptiques, qui doutent de tout, science et religion. Dans ce combat, Mersenne et les esprits les plus novateurs de l’Eglise trouvent une alliée dans la science : expliquer la nature, création de Dieu, voilà la meilleure riposte aux hérétiques.

La science, qui repose sur l’école scolastique et le dogme aristotélicien, connaît de violentes secousses. Kepler énonce, en 1609, ses lois du mouvement des planètes, dans un système héliocentrique, à partir des observations de Tycho Brahe. En 1610, c’est le coup de tonnerre de Galilée à Padoue avec ses observations à la lunette astronomique qui crédibilisent le système de Copernic. En Angleterre, Francis Bacon fait de l’expérimentation son credo. On est à l’aube d’une période de bouillonnement intellectuel qu’on désignera sous le terme de Révolution scientifique, qui voit peu à peu émerger le rejet de la tradition scolastique et le primat de l’expérimentation.

L’inventeur de la communauté scientifique

Mersenne embrasse cette cause avec enthousiasme. Tous les mercredis, il s’échappe de sa cellule et participe, boulevard Saint-Germain, aux réunions du cabinet des frères Dupuy, qui rassemble les adeptes de la nouvelle science, ou philosophie naturelle.

Convaincu de l’importance du partage de l’information, il met sur pied et anime un réseau de correspondants, qui prendra une ampleur considérable. Il y a des savants et érudits plus ou moins réputés comme Descartes, Gassendi, Roberval, Fermat, Pascal (père et fils), Huygens (père et fils), Toricelli, Hobbes, Kircher, Beeckmann, Peiresc, Mydorge, Bouillaud, Beaugrand. Il y a aussi le groupe, voulu par Mersenne, des amateurs, érudits séduits par la nouvelle philosophie naturelle ; ils sont musiciens, religieux, rentiers, avocats, médecins, enseignants, disséminés dans toutes villes de France.

Dans ce grand concert, Mersenne est le chef d’orchestre. «Il avait un talent particulier pour former de belles questions», dira Pascal. Il interroge plus souvent qu’il n’affirme. Il peut se montrer insistant. «Vous m’interrogez comme si je devais tout savoir», s’agace Descartes. Il suscite à dessein des polémiques et joue sur les rivalités. Le Minime n’a qu’un but : la recherche de la vérité ; c’est pour lui une tâche quasi sacerdotale.

Mersenne oriente les questions sur ses sujets de prédilection : la propagation du son, les cordes vibrantes, la théorie musicale, l’arithmétique, la géométrie, la chute des corps. Mais son éclectisme débridé lui fait aborder également l’hydraulique, la chimie, la botanique, la zoologie, l’astronomie, ainsi que d’innombrables sujets ponctuels tels que le projet du canal du Midi, l’ensorcelée de Vinneuf, le plus beau vers de Virgile, les dernières parutions à la foire des livres de Francfort, la façon la plus douloureuse de mourir, le projet du pont Marie ou la raison de la blancheur du sperme ! Nous découvrons des avocats, des médecins, des professeurs, en train de réfléchir sur la nature du son ou les vibrations de cordes, de mesurer la vitesse du son ou la chute des corps.

Environ 1100 lettres, échangées avec quelque 140 correspondants différents, ont été conservées. Leur lecture est une expérience exceptionnelle pour un historien des sciences. On se trouve plongé dans l’intimité des acteurs d’une science en construction. Certains échanges épistolaires sortent du lot, par exemple, ceux entre Mersenne et Descartes. Les deux personnalités sont très différentes. Descartes, qui a aussi étudié à La Flèche, est brillant, affirmatif, péremptoire, conceptuel. Mersenne est modeste, indécis, diplomate, concret. Pourtant, ils s’apprécient et se complètent. En quelques lettres, on peut ainsi assister à l’éclosion d’une théorie commune, comme celle de la variation dans le temps des amplitudes de vibration d’une corde pincée.

Il faut également mentionner les deux grands amis fidèles, tous deux de Provence : Peiresc, érudit et mécène principal du Minime, et Gassendi, ecclésiastique et grand astronome.
 

De gauche à droite : Peiresc, Descartes (par Frans Hals) et Gassendi (par Louis-Edouard Rioult)

Peiresc   Descartes par Frans Hals   Gassendi par Louis-Édouard Rioult
 
En prolongement de ce réseau, Mersenne crée, en 1635, une Academia parisiensis, précurseur de l’Académie des sciences qui sera fondée par Colbert trente ans plus tard.

Le minime ne quittera sa cellule que pour quelques voyages limités (guerre de Trente Ans oblige) : Hollande (rencontre de Beeckmann), Florence (Toricelli), Bordeaux (Fermat). Son combat contre les hérétiques, très violent dans sa jeunesse, s’émoussera avec le temps. Les hérétiques du début finiront par être fréquentables. En revanche, son intérêt pour les sciences et la musique ira croissant. Il écrira une quinzaine d’ouvrages, représentant un total estimé de 10 000 pages imprimées, dans les domaines de la théologie, des mathématiques, de la physique et de la musique.

Un pionnier de la nouvelle méthode expérimentale

Mersenne se fait le champion de l’expérimentation. Il fustige la lignée de vingt siècles de savants qui n’ont jamais pris la peine de vérifier l’expérience (légendaire) du forgeron de Pythagore, établissant la relation du son de l’enclume avec la masse du marteau. A la suite de Vincenzo Galilei (le père de Galilée), il procède à la vérification et met ainsi en évidence une erreur millénaire.

La nouvelle méthode expérimentale consiste non plus à faire de vagues observations mais à interroger la nature sur une question précise, en réalisant un montage expérimental ad hoc. L’expérience doit être objective, reproductible par un tiers, quantifiée et documentée. C’est une nouvelle disposition d’esprit qui va s’imposer peu à peu et qui va changer durablement la méthode scientifique. Il faut bien se rendre compte que Mersenne est alors dans la situation d’un pionnier. Il doit improviser et inventer les méthodes d’essai et de communication des résultats. La méthode expérimentale ne sera codifiée que plus tard, sous la houlette des académies des sciences en Angleterre, en France et en Italie.

Le mot expérience est probablement le mot qui revient le plus souvent dans la correspondance. Aucun débat ne se conclut sans ce mot fétiche. On en parle probablement beaucoup plus qu’on en réalise ! Le minime n’a ni le temps ni les moyens matériels de faire toutes les expérimentations qu’il souhaiterait.

Les mathématiques

Mersenne a traduit les grands auteurs grecs (Euclide, Apollonios, Archimède). Il affectionne la courbe cycloïde dont il donne l’équation et soumet à ses amis des problèmes qui lui sont liés, exercice où il excelle. Il déclare l’impossibilité de la quadrature du cercle. Il est passionné par les nombres, les nombres premiers en particulier, et leur combinatoire. Il éprouve un véritable plaisir esthétique à dresser des tableaux de nombres dont il use et abuse dans ses ouvrages, tel celui permettant à un sourd d’accorder un instrument à cordes ou cette liste des 40 320 mélodies possibles avec huit notes, écrites de sa main ! Il imagine un télégraphe acoustique où les lettres de l’alphabet seraient codées par des combinaisons de notes de musique et il calcule combien de temps prendrait une information pour transiter ainsi de Rome à Paris. Il écrit, peut-être dans un élan mystique, soixante anagrammes du nom Jésus !

La physique

Mersenne a fait des essais sur la chute des corps en utilisant un plan incliné. Ses résultats diffèrent un peu de ceux de Galilée, qu’il soupçonne d’avoir manqué de rigueur, après avoir vérifié l’étalon de longueur de Florence, qu’il avait fait venir dans ce but. Par ailleurs, il est un admirateur de Galilée, dont il traduit et commente les textes sur la mécanique.
On rapporte également des essais en optique, sur le pont Neuf et en hydraulique, ainsi qu’un projet de sous-marin !

Harmonie universelle (Mersenne,  1637)Mais c’est dans le domaine de l’acoustique et des cordes vibrantes que Mersenne a laissé sa marque. Il a publié un ouvrage monumental (Harmonie Universelle, 1637, 1800 pages) où il rassemble ses travaux sur le son et la musique.
Quelle est la nature du son ? Comment le son peut-il traverser une cloison ? Comment les sons simultanés ne se déforment-ils pas l’un l’autre ? Mersenne comprend que la traditionnelle analogie avec l’optique est une impasse. Il imagine un concept, encore un peu flou, qui met en jeu un mouvement indépendant de celui de l’air, précurseur de la future «onde de pression» : «L’air imprime successivement à un autre air», écrit-il joliment.
Beaucoup pensaient que le son se propage instantanément comme la lumière. Mersenne balaie cette croyance et fait mesurer la vitesse du son à l’occasion de tirs de canon : pendant le siège de La Rochelle et à l’arrivée du roi à Paris. Il convainc Descartes que les aigus ne se déplacent pas plus vite que les graves. Il étudie la réflexion sonore et l’écho (dont il pense la vitesse moindre) et il en déduit la forme optimale de la chaire du prédicateur !
Mersenne affiche un souci quasi obsessionnel de comprendre intimement le phénomène des cordes vibrantes. Son sens physique fait merveille. Est-ce l’air qui entretient les vibrations ? Celles-ci sont-elles plus lentes à la fin qu’au début ? Les questions sont nombreuses, souvent complètement nouvelles. Il fait beaucoup d’essais et dialogue avec Beeckmann et Descartes. Il établit que la fréquence de vibration n’est autre que la hauteur de la note et que celle-ci ne dépend que des caractéristiques de la corde : longueur, mais aussi tension et grosseur. C’est ce que l’on a appelé les lois de Mersenne. Les grandeurs physiques remplacent les nombres de la tradition pythagoricienne.
Devant le phénomène des harmoniques, le minime, qui assurait les percevoir jusqu’au cinquième niveau, a eu une intuition extraordinaire en décrivant une «multi-vibration», deux siècles avant que Fourier ne formalise mathématiquement le concept. Malheureusement, il juge, à tort, l’idée «trop folle», et ne la poursuit pas.

La science musicale

Ami de Jacques Mauduit, le compositeur le plus connu à l’époque, Mersenne est passionné de théorie musicale, laquelle repose, depuis Pythagore, exclusivement sur les nombres. La «musique, c’est le nombre rendu sensible», a-t-on dit. Son enseignement fait partie du quadrivium des sciences avec l’arithmétique, la géométrie et l’astronomie.

Mersenne étudie les «consonances», ces intervalles musicaux, ou accords, privilégiés depuis l’Antiquité car résultant de rapports simples (2/1 ou octave, 3/2 ou quinte, 4/3 ou quarte, etc.). Il donne une explication à leur «beauté» en faisant intervenir la coïncidence des battements de l’air sur le tympan de l’oreille de l’auditeur. Explication physique… probablement incongrue pour un pythagoricien !

Les critères de beauté musicale sont-ils universels ? Mersenne cherche la réponse en appliquant sa méthode expérimentale. Il étudie les musiques des autres cultures (turque, arabe, amérindienne, chinoise), les chants des oiseaux, les cris d’animaux (la vache fait la dixième majeure !), les goûts des enfants. Il invente le sondage : il demande à ses sondés de classer vingt-quatre chants. «Chacun trouve sa gamme plus excellente», doit admettre le minime, avec La Mothe Le Vayer, un sceptique (et néanmoins ami !) qu’il a consulté.

Mersenne traite le vieux problème de la division de l’octave en tons. Il adopte le tempérament égal, contre l’avis unanime de tous ses correspondants, et un siècle avant J.-S. Bach : chaque accord parfait est légèrement modifié de sorte qu’au bout de douze demi-tons égaux, on arrive exactement sur l’octave. C’est un compromis pragmatique. Encore une rupture forte avec la tradition : l’usage de rapports basés sur un nombre irrationnel (en l’occurrence, racine douzième de 2) est une véritable hérésie.

Mersenne a étudié tous les instruments et donne des conseils de fabrication : soudures de tuyaux d’orgue, choix du boyau pour la corde de luth, fonte des cloches. Dans sa correspondance, il s’est engagé (un peu vite) à réaliser un orgue qui parle ! On suit le progrès, de syllabe en syllabe ; mais il échoue. Il a la passion des cloches ; il collecte leurs caractéristiques et calcule : on peut «trouver le son par le poids, et le poids par le son», résume-t-il.

Cosmologie et héliocentrisme

Mersenne est profondément religieux, et sa foi semble inébranlable, alors que sur tous les autres sujets, il s’ingénie à douter de tout. Il croit à une «harmonie universelle» présente partout : les couleurs, les saveurs, le corps humain, les nombres, les orbites des planètes. Dieu est l’«Orphée divin qui touche les cordes du grand luth de l’Univers». Mersenne soutient que les planètes émettent des sons. Cette idée a traversé les siècles depuis Pythagore, en passant par Platon, Cicéron et Kepler. Il en a cherché une preuve physique sans succès. Ces positions ont fait l’objet de critiques ironiques et mordantes du sceptique La Mothe, que Mersenne n’a pas hésité à inclure en totalité dans l’un de ses ouvrages. Il se montrait ainsi fidèle à ses convictions sur le partage d’informations !

Dans sa jeunesse, le minime, en bon soldat du dogme catholique, affiche son opposition à l’héliocentrisme de Copernic et qualifie Galilée d’athée, accusation très grave à cette époque (1623). Plus tard (1629), il se radoucit : supposant les difficultés de Galilée, il lui propose d’éditer en France son prochain livre. Après la publication du livre en Italie (Les Dialogues, 1632) et la condamnation (surprenante, vue de France) de Galilée (1633), il adopte un discours prudent et loue Galilée… pour son abjuration ! Il traduit cependant des extraits des Dialogues (1634), puis des Discours (1639). Dans ses écrits, il laisse percer une sympathie évidente pour la cosmologie de Copernic. A la fin de sa vie, il publie sous son nom un document prétendument du Grec Aristarque de Samos en faveur de l’héliocentrisme (1647). En fait ce document est un faux, écrit par son ami Roberval. C’était, pour Mersenne, une façon de montrer son adhésion à Copernic sans s’attirer les foudres des docteurs de la Sorbonne.

Un pied dans chaque monde

Contrairement à Galilée qui a fait table rase du passé, Mersenne n’a pas complètement rompu avec la scolastique. Il n’a pas la personnalité d’un révolutionnaire. Ses écrits sont truffés de références volontaires ou non à la tradition. Lorsqu’il peine à trouver une explication physique, il fait appel aux analogies et à la numérologie, chères à l’école scolastique.

Il invoque étrangement l’alchimie pour expliquer la relation du son avec le métal de la corde, alors que son expérimentation «scientifique» est parfaitement convaincante. On a l’impression qu’il veut ainsi s’adresser à un public plus large. Il a d’ailleurs conseillé aux alchimistes de former une académie et de dévoiler quelques secrets ! (Newton, cinquante ans plus tard, sera un adepte de l’alchimie mais en séparant bien les deux domaines). Avec Mersenne, on mesure la distance entre la nouvelle philosophie naturelle et la scolastique traditionnelle. On comprend que la première va mettre du temps à s’imposer à la seconde.

Ce que l’on retiendra du moine de la place Royale, c’est l’extraordinaire force qui l’anime dans la recherche de la vérité, le doute presque maladif qui le poursuit, sa modestie et son ouverture à la critique. Il favorise l’accessibilité à tous de l’information, y compris celle qui lui est hostile. Il met en avant l’expérimentation. Autant de qualités plutôt novatrices en ce début du XVIIe siècle. Il a dédié toute sa vie à sa mission. Il a mis en place le premier réseau scientifique de l’histoire des sciences. Il a établi les lois et les concepts de base de la physique du son, des cordes vibrantes, de la théorie musicale, en rupture avec la tradition aristotélicienne. Il a ouvert la voie aux générations futures.

Mersenne est un grand personnage de l’histoire des sciences, trop méconnu. Sauf sur la Lune, où il a son cratère. Des connaisseurs !
 

Carte des cratères satellites de Mersenius par Андрей Щербаков, Travail personnel, CC BY-SA 4.0

Par Андрей Щербаков — Travail personnel, CC BY-SA 4.0, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=41847580