Bernard d’Espagnat
(Dunod, 2015, 256 p. Prix : 15 €)
A la recherche du réel, de Bernard d’Espagnat, est un livre difficile. La question qu’il traite est pourtant la plus essentielle qui soit : existe-t-il une réalité objective ?
Paru d’abord en 1979, le livre n’a pas vieilli. Evidemment, est-on tenté d’ajouter, compte tenu du sujet.
La réalité, c’est la boulangerie au coin de la rue, c’est le trottoir en asphalte sous mes pieds, ce sont les bruits que j’entends et la lumière qui m’éclaire. Quoi de plus évident ? Pourquoi vouloir couper les cheveux en quatre ? Justement parce que ce n’est pas si simple. Justement parce que la certitude est trompeuse. A la façon des silhouettes au fond de la grotte de Platon. La Terre tourne mais je ne la sens pas tourner. Les ondes électromagnétiques me connectent au monde mais je ne les vois ni ne les entends. La masse de la Terre attire les pommes et les fait tomber, je le vois, je le sais, je sens mon propre poids, mais pourquoi en est-il ainsi ? La réalité sensible n’est pas toute la réalité. Chaque objet est fait de différentes matières, chaque matière est faite de molécules, chaque molécule d’atomes, l’atome lui-même n’est pas aussi « insécable » que son étymologie grecque le dit, il est fait de neutrons et d’électrons. Et on est encore là dans la description d’une réalité concrète, ou presque, d’une réalité que les spécialistes observent au microscope électronique et que les profanes peuvent facilement admettre. Mais ce n’est pas tout. Les nucléons sont faits de quarks qui, eux, concepts mathématiques, n’ont pas d’existence concrète à proprement parler. Ils ne sont ni isolables ni observables. Donc sont-ils réels ? Quel est leur degré de réalité ? A l’échelle de l’infiniment petit, comme aussi à l’échelle de l’Univers, les physiciens désormais, pour continuer à progresser dans la connaissance, conçoivent des concepts de plus en plus élaborés et de plus en plus éloignés non seulement de la réalité sensible mais aussi de notre capacité à nous représenter ce qu’ils peuvent bien exprimer. Et la théorie quantique, comme on sait, parle d’incertitudes sur la position même des objets, et elle parle d’effets à distance d’une particule sur une autre, au point que la science semble rejoindre la magie. Et puis l’observateur lui-même, comme vous et moi, est fait de ces mêmes particules à la position et à la réalité incertaines. Or nous sommes corps et esprit. Notre esprit, celui-là même qui cherche à appréhender la réalité, n’échappe pas à ces questions sur sa propre nature, sur sa propre réalité.
Bernard d’Espagnat décrit longuement ces apparents mystères auxquels la science nous confronte. En particulier l’hypothèse de « non-séparabilité » selon laquelle, pour le dire de façon trop sommaire, deux parties ayant interagi lorsqu’elles étaient proches continuent à le faire, par des influences instantanées, une fois éloignées l’une de l’autre dans l’espace…
Dans ces conditions, qu’est-ce que le réel ? Qu’est-ce que la réalité ?
L’ouvrage est une invitation à admettre l’existence d’une réalité objective, extérieure, indépendante, tant de nos sens que de nos capacités d’abstraction mathématique, réalité objective que l’auteur nomme d’ailleurs « être » ou « Etre ». Sans être physicien ni mathématicien, on est tenté de prendre parti. Tout en gardant à l’esprit, aussi paradoxal que cela soit, qu’il s’agit bien d’une hypothèse et non d’une certitude, on se dit que Bernard d’Espagnat a raison, que cette notion d’« Etre » était à l’origine de la pensée objective et qu’elle lui reste indispensable.