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Jeanne Brugère-Picoux

Professeur honoraire de pathologie médicale du bétail et des animaux de basse-cour (Ecole nationale vétérinaire d’Alfort), membre de l’Académie nationale de médecine, présidente honoraire de l’Académie vétérinaire de France
 

 
Depuis le premier bornavirus identifié (Mammalian 1 orthobornavirus ou BoDV-1), responsable depuis le XVIIe siècle de la maladie de Borna chez les chevaux et les moutons, dont la présence a été signalée pour la première fois en 2000 chez des chevaux français [1], d’autres bornavirus ont été décrits chez des oiseaux puis chez des écureuils exotiques non autorisés en France (variegated squirrel bornavirus 1 ou VSBV-1). Contrairement aux bornavirus aviaires, le BoDV-1 et le VSBV-1 pourraient être des agents zoonotiques.
Ce sont tout d’abord trois cas d’encéphalites mortelles observées chez des propriétaires d’écureuils exotiques (écureuil multicolore ou Sciurus variegatoides et écureuil de Prévost ou Callosciurus prevostii) entre 2011 et 2013 qui ont permis d’identifier le VSBV-1 en 2015 [2]. Cette identification a permis de confirmer rétrospectivement un cas d’encéphalite limbique due à ce virus chez une animalière décédée en 2013 dans un zoo et qui avait été en contact avec des écureuils de Prévost, probablement contaminée par les morsures ou les griffures [3]. L’émergence de ce virus en Allemagne a alerté l’ECDC* et des enquêtes épidémiologiques ont été diligentées pour comprendre l’origine de ces contaminations concernant des écureuils du secteur privé et des jardins zoologiques. Ces enquêtes ont permis de détecter la présence du virus chez 8,5% des Callosciurinae (C. prevostii, C. finlaysonii et Tamiops swinhoei) et 1,5% des Sciurinae (Sciurus granatensis), alors que l’écureuil roux (Sciurus vulgaris) n’est pas infecté [4], puis d’identifier rétrospectivement, après les quatre décès déjà connus, un cas humain probable (décédé en 2007 et qui avait travaillé dans le même zoo que le cas de 2013) et deux cas possibles d'infection par le VSBV-1. L’absence de cas séropositifs chez les animaliers des zoos ou chez les propriétaires en contact avec des écureuils infectés peut cependant révéler un taux de mortalité élevé ou le faible risque lié à un contact (ou une combinaison de ces deux facteurs) [5]. Les écureuils infectés sont porteurs asymptomatiques même avec une charge virale importante. Une étude épidémiologique de l’origine possible du VSBV-1 dans les élevages d'écureuils captifs en Allemagne a permis de démontrer les risques liés aux importations non contrôlées d’animaux exotiques chez des particuliers comme dans les zoos [6].
Cette découverte d’un risque zoonotique lié au VSBV-1 a relancé la question souvent controversée de celui pouvant être lié au BoDV-1 (identifié chez plusieurs espèces d’animaux domestiques), surtout après trois cas d’encéphalites mortelles signalées en 2016 chez des personnes immunodéprimées après une greffe [7] et deux autres cas non transplantés [8, 9]. La recherche du BoDV-1 dans les prélèvements de cinquante-six cas mortels d’encéphalites humaines pouvant être d’origine virale réalisés en Bavière entre 1999 et 2019 a permis de retrouver huit cas positifs, dont deux immunodéprimés après transplantation d’organe. Deux cas supplémentaires ont été identifiés à Munich [10].
 

* European Centre for Disease Prevention and Control. Novel zoonotic Borna disease virus associated with severe disease in breeders of variegated squirrels in Germany – first update, 5 May 2015. Stockholm: ECDC; 2015.
 
 

Bibliographie
[1] Brugère-Picoux J, Bode L, Del Sole A, Ludwig H. Identification du virus de la maladie de Borna en France. bavf. 2000;153(4):411‑20.
[2] Hoffmann B, Tappe D, Höper D, Herden C, Boldt A, Mawrin C, et al. A Variegated Squirrel Bornavirus Associated with Fatal Human Encephalitis. N Engl J Med. 9 juill 2015;373(2):154‑62.
[3] Tappe D, Schlottau K, Cadar D, Hoffmann B, Balke L, Bewig B, et al. Occupation-Associated Fatal Limbic Encephalitis Caused by Variegated Squirrel Bornavirus 1, Germany, 2013. Emerg Infect Dis. juin 2018;24(6):978‑87.
[4] Schlottau K, Hoffmann B, Homeier-Bachmann T, Fast C, Ulrich RG, Beer M, et al. Multiple detection of zoonotic variegated squirrel bornavirus 1 RNA in different squirrel species suggests a possible unknown origin for the virus. Arch Virol. sept 2017;162(9):2747‑54.
[5] Tappe D, Frank C, Homeier-Bachmann T, Wilking H, Allendorf V, Schlottau K, et al. Analysis of exotic squirrel trade and detection of human infections with variegated squirrel bornavirus 1, Germany, 2005 to 2018. Eurosurveillance [Internet]. 21 févr 2019 [cité 27 août 2023];24(8). Disponible sur: https://www.eurosurveillance.org/content/10.2807/1560-7917.ES.2019.24.8.1800483
[6] Cadar D, Allendorf V, Schulze V, Ulrich RG, Schlottau K, Ebinger A, et al. Introduction and spread of variegated squirrel bornavirus 1 (VSBV-1) between exotic squirrels and spill-over infections to humans in Germany. Emerging Microbes & Infections. 1 janv 2021;10(1):602‑11.
[7] Schlottau K, Forth L, Angstwurm K, Höper D, Zecher D, Liesche F, et al. Fatal Encephalitic Borna Disease Virus 1 in Solid-Organ Transplant Recipients. N Engl J Med. 4 oct 2018;379(14):1377‑9.
[8] Korn K, Coras R, Bobinger T, Herzog SM, Lücking H, Stöhr R, et al. Fatal Encephalitis Associated with Borna Disease Virus 1. N Engl J Med. 4 oct 2018;379(14):1375‑7.
[9] Coras R, Korn K, Kuerten S, Huttner HB, Ensser A. Severe bornavirus-encephalitis presenting as Guillain–Barré-syndrome. Acta Neuropathol. juin 2019;137(6):1017‑9.
[10] Niller HH, Angstwurm K, Rubbenstroth D, Schlottau K, Ebinger A, Giese S, et al. Zoonotic spillover infections with Borna disease virus 1 leading to fatal human encephalitis, 1999–2019: an epidemiological investigation. The Lancet Infectious Diseases. avr 2020;20(4):467‑77.

Pierre Potier

Ingénieur
 

De gauche à droite : Louis Godin, Pierre Bouguer, Charles de La Condamine (Public domain, via Wikimedia Commons)

Mandarine ou citron ?

Au début du XVIIIe siècle, un débat agite le monde scientifique sur une question qui peut paraître un détail pour le commun des mortels : quelle est la forme exacte du globe terrestre ? D’un côté, les «newtoniens» pensent que la Terre est légèrement aplatie aux pôles, un peu comme une mandarine. De l’autre côté, les «cartésiens» supposent qu’elle est allongée aux pôles, à l’image d’un citron ! Newton triomphe dans toute l’Europe, sauf en France où plane encore la figure tutélaire de Descartes, avec sa théorie des tourbillons. Jacques Cassini, directeur de l’Observatoire de Paris, est un cartésien déclaré. Il triomphe car une vaste campagne de mesures en France vient de valider la position cartésienne. Un grand succès pour la science française.
Mais deux jeunes académiciens, Maupertuis et Clairaut, contestent ces résultats et osent sonner l’heure de la révolte contre Descartes. Voltaire les approuve. L’Académie des sciences pourfend ces traîtres. La réputation de la science française est en jeu.
Un jeune astronome, Louis Godin, propose une solution pour trancher le débat : mesurer à l’équateur un degré de méridien. S’il est plus court qu’en France, Newton a raison ; s’il est plus long, Descartes a raison. Selon Godin, l’écart entre l’équateur et la France, dans un sens ou dans l’autre, sera assez grand pour ne pas être contesté. L’Académie adopte cette proposition : l’expédition aura lieu au Pérou, dans la région de Quito (aujourd’hui en Equateur).
Pourquoi aller dans une colonie espagnole alors que la Guyane française est proche de l’équateur ? Probablement dans l’espoir de pouvoir étudier discrètement le Pérou, ce pays riche, fermé aux étrangers depuis deux cents ans. Louis XV sollicite son oncle Philippe V d’Espagne, qui accorde le passeport.
Alors que la mission au Pérou se prépare, l’Académie décide de lancer une expédition similaire en Laponie, menée par Maupertuis, pour conforter les résultats du Pérou.

Un an de voyage

Mai 1735 : Le Portefaix hisse les voiles à La Rochelle et met le cap sur l’Amérique. A son bord, trois académiciens trentenaires : Louis Godin, astronome et chef de l’expédition, Pierre Bouguer, mathématicien, et Charles de La Condamine, géographe.
Sept assistants les accompagnent, dont Joseph de Jussieu, naturaliste et médecin, plus jeune que ses deux illustres frères. Il y a aussi Hugot, horloger, en charge des instruments de mesure, Séniergue, chirurgien, et Jean Godin des Odonais, cartographe et cousin de Louis Godin.
A Saint-Domingue, durant les mois d’attente de leur prochain bateau, Godin prend une maîtresse créole et dépense l’argent de la mission avec désinvolture, devant ses collègues ébahis. Les relations entre les trois académiciens en seront durablement affectées.
A Carthagène, deux officiers espagnols, Juan, vingt-deux ans, et Ulloa, dix-neuf ans, se joignent à la troupe, qu’ils ne quitteront plus. Leur rôle est d’assister (et surveiller) les Français. Ils seront des collègues exemplaires, compétents et loyaux.
Le conflit des chefs entre la paire Bouguer-La Condamine et Godin est permanent. Tout est sujet à querelle dans la préparation de leur travail.
De Guayaquil à Quito, situé à 2800 m d’altitude, le groupe découvre les moustiques, scorpions et serpents dans la vallée, puis les précipices et ponts de liane vertigineux dans la montagne. Quito réserve un accueil enthousiaste à ces hommes de science qui entrent dans leur ville, suivis de soixante-dix mules et de volumineux instruments. Ils ont quitté la France il y a un an.
Quito s’avère une ville très agréable. Les dix Français se retrouvent bientôt au cœur d'une vie mondaine brillante, tout en se préparant à leur grande aventure scientifique.

Une méthode ancestrale ; une technologie dernier cri

Le principe de la mesure d’un méridien terrestre n’a pas changé depuis Eratosthène, qui avait déterminé la circonférence terrestre quelque vingt siècles plus tôt.
On choisit d’abord le tronçon de méridien à mesurer. Ce sera (après moult discussions) l’ancienne route inca de Quito à Cuenca, bordée de volcans culminant à 6000 m. On distingue deux phases bien différentes : une phase géodésique, où l’on mesure sur le terrain la longueur du tronçon (340 km), et une phase astronomique, où l’on établit la portion d’arc que ce tronçon représente dans la circonférence terrestre (trois degrés).
Pour mesurer la longueur du tronçon, on fait appel à la «triangulation» : le tronçon est «maillé» par une quarantaine de triangles dont on mesure les angles par visée, à l’aide d’un «quadrant». Il suffira de mesurer la longueur d’un seul côté, la «base», pour en déduire par calcul la longueur de l’ensemble.

Un début prometteur

Fin 1736, on attaque la mesure de la base, à Yaruqui, à l’aide de jauges en bois étalonnées sur la toise d’acier apportée de France. Il faut redoubler d’attention car une erreur sur la base se répercuterait sur tout le reste. Deux équipes travaillent séparément durant un mois. A l’arrivée, leurs résultats ne différent que de 7 cm sur une distance de 12,2 km ! Cette première étape est un franc succès et le groupe se met à rêver d’une mission éclair!
Espoir vite douché car la caisse est vide : la France n’a pas envoyé d’argent. Pragmatique, La Condamine met en vente sa garde-robe personnelle et obtient un vrai succès auprès de la bourgeoisie de Quito, ce qui lui vaudra d’ailleurs un procès pour contrebande. Mais ce ne sera évidemment pas suffisant pour financer une expédition scientifique andine de 340 km. Il se rend donc à Lima, à 1800 km, pour rencontrer le vice-roi, dont il obtient le support : Quito avancera des fonds à la mission. Par ailleurs La Condamine encaisse une lettre de crédit personnelle. En six mois, il est devenu le banquier de l’expédition et son chef naturel.

La vallée Andine, de Quito à Cuenca, bordée de volcans (Public domain, via Wikimedia Commons)

Au milieu des volcans

Les problèmes d’argent réglés, on attaque la mesure des triangles. La première station de mesure est prévue au sommet du mont Pichincha, à l’ouest de Quito, à 4776 m d’altitude. Un défi pour ces hommes de science plutôt adeptes des bibliothèques. Au sommet, c’est le brouillard total. Les porteurs disparaissent dans la nature. Le groupe attend des jours meilleurs. Ils affrontent froid et tempêtes sous leurs tentes. Ils sont les premiers Européens à cette altitude. Après trois semaines héroïques, ils renoncent : on construira la station plus bas. Cet épisode restera gravé dans la mémoire des Indiens qui, dès lors, attribuent des pouvoirs surnaturels à ces étrangers bizarres.
Une lettre de Paris arrive (sans argent) : l’expédition en Laponie est déjà terminée et Newton a gagné ! Mais le résultat est déjà contesté en raison du biais notoire de Maupertuis pour Newton. L’expédition au Pérou devra trancher.
La mesure des triangles commence. Deux équipes travaillent en parallèle, chacune de façon autonome. D’un côté, Louis Godin, Ulloa et Juan ; de l’autre, La Condamine et Bouguer. La tension entre les chefs persiste, mais le travail se fait. Jean Godin des Odonais est l’éclaireur, qui identifie et aménage à l’avance les sites des stations et des balises à viser. De station en station, de mois en mois, les deux équipes progressent lentement. Il faut affronter le froid, le brouillard, la neige, les abandons récurrents des porteurs, les conflits entre Indiens, esclaves et créoles, les vols de matériel. Une station a dû être reconstruite à sept reprises ! Le confort des tentes est précaire. Lorsque le temps est beau, le panorama sur les volcans est magnifique, en particulier le Chimborazo, culminant à 6623 m, près de Riobamba où ils font une pause, à mi-chemin.

Le mont Chimborazo (Dabit100 / David Torres Costales Riobamba, CC BY-SA 3.0, via Wikimedia Commons)

Plus tard, alors qu’ils progressent vers Cuenca, ils assistent à la spectaculaire éruption du Sangay avec des torrents de lave en feu traçant des chemins dans la neige. Ils parviennent à l’extrémité du tronçon à Targui, au sud de Cuenca, en juin 1739, deux ans après leur départ de Quito. Ils mesurent alors la longueur de la dernière base, laquelle peut aussi être calculée. Un bon moyen pour vérifier la qualité des mesures de triangles. Suspense : si l’écart est trop grand, ils devront tout recommencer ! Bouguer calcule et corrige en fonction de l’altitude et la température. Les résultats s’avèrent exceptionnels pour les deux équipes : 60 cm d’écart seulement sur 12 km entre la mesure et la valeur calculée. La confiance est dès lors totale pour le calcul de la longueur totale du tronçon. C’est la conclusion de la phase géodésique. Et chacun espère maintenant profiter des charmes de la bonne ville de Cuenca, pour soigner le corps et l’esprit. Ce ne sera pas le cas.

Mort dans l’après-midi

Séniergue, le chirurgien, est déjà à Cuenca depuis mars. Il soigne la clientèle bourgeoise avec succès et gagne bien sa vie. Grand séducteur, il a une liaison amoureuse avec Manuela, la fille d’un patient. Celle-ci a été abandonnée par son fiancé Leon, qui prend néanmoins très mal cette liaison. Il le fait savoir à Séniergue et un combat s’ensuit dans la rue. Toute la ville en parle. Un sentiment anti-français flotte dans l’air. Le curé attise les braises dans son prêche.
28 août 1739, jour de corrida sur la place principale. Les Français y sont. Séniergue arrive, Manuela à son bras. Murmures dans la foule. On prie Séniergue de quitter les lieux. Il refuse. La foule chante «A mort, les Français!».

La place de Cuenca préparée pour une course de taureaux (Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France)

Séniergue, bravache, sort son sabre, promettant un «meilleur spectacle que la corrida». Deux cents personnes l’entourent. Il reçoit des pierres. Il est poignardé à mort par trois individus. Les autres Français doivent courir se mettre à l’abri. Bouguer reçoit un coup de couteau dans le dos.
Les jours suivants, La Condamine porte plainte. Les trois assassins sont connus : Leon est l’un d’eux. Ils ont quitté la ville. Ils seront condamnés à mort mais ils ne seront jamais arrêtés.

L’insaisissable étoile

Après cette tragédie, les scientifiques reviennent peu à peu à leurs activités. On passe à la phase astronomique. Pour mesurer la portion d’arc de méridien que représente le tronçon, on mesure la position angulaire d’une même étoile aux deux extrémités du tronçon. La précision que les savants se sont fixée, une seconde de degré, est un défi inédit. L’étoile choisie est Epsilon, de la constellation d’Orion. Une des étoiles des Rois mages ! Les mesures successives de sa position varient de huit à dix secondes d’arc, comme si l’étoile ne tenait pas en place. Inacceptable pour Bouguer. Il demande à Hugot, l’horloger, de renforcer la stabilité du «secteur», l’appareil de visée spécialisé pour ce genre de mesures, de quelques degrés autour du zénith. Plusieurs améliorations successives échouent. La Condamine se met à douter. Bouguer refuse le compromis et renvoie à nouveau les secteurs à l’atelier. Le perfectionnement apporté par Hugot est une réussite : Epsilon ne danse plus. La cohérence recherchée des mesures est enfin obtenue après trois ans d’efforts !
L’acharnement de Bouguer a payé. Il se lance alors dans les calculs. Et le chiffre magique, leur graal, but ultime de toutes leurs aventures depuis huit ans, est là : 56 749 toises (110,7 km). C’est la longueur du degré de méridien à l’équateur. Elle est 1,3% plus courte qu’en Laponie. La théorie de Newton est
définitivement confirmée.

L’observatoire avec «secteur» et pendule (Public domain, via Wikimedia Commons)

De la science sur les sommets et à l’équateur

La grande précision des résultats est confirmée aujourd’hui par les techniques modernes. Ces hommes, téméraires et déterminés, ont su surmonter tous les obstacles pour accomplir un véritable exploit.
En précisant la forme du méridien terrestre, cette mission accélère l’acceptation de la théorie de Newton en France. Mais ce n’est pas son seul mérite. Pendant les innombrables temps morts qui ont bousculé leur programme, ces hommes se sont adonnés à leur passion de savoir et de comprendre. Bouguer et La Condamine ont étudié le comportement à haute altitude de l’aiguille aimantée, de la vitesse du son, du thermomètre, du baromètre, du pendule, de la diffraction de l’air. Ils ont montré que la gravité diminue avec l’altitude et qu’une masse montagneuse voisine comme le Chimborazo dévie le fil à plomb. Ils ont observé des éclipses de Lune et de Soleil et calculé l’obliquité de l’écliptique. Ils ont cartographié une vaste région où les cartes étaient inexistantes ou peu précises.
La Condamine a découvert et étudié l’écorce du quinquina ou «écorce de jésuite», qui soigne la malaria, mais aussi le caoutchouc, le curare, le platine. Il est le premier à cartographier l’Amazone.
Jussieu a décrit la faune et des milliers de plantes, dont le quinquina, la cannelle et le coca.
Jean Godin des Odonais a constitué un herbarium de quatre mille espèces de plantes, dont mille cinq cents sont nouvelles, aujourd’hui conservé au Muséum d’histoire naturelle. Il a publié une dizaine d’ouvrages sur la flore et la faune, la langue quechua et les dialectes de Guyane.
Ulloa a publié un brûlot sur le travail forcé des Indiens au Pérou, qui aura un très grand retentissement en Europe.
Autant de retombées inattendues de la mesure d’un méridien !

Les premiers retours en France : Bouguer et La Condamine

A l’image du groupe, les retours se font en ordre dispersé. Bouguer, perfectionniste, reste de longs mois à Carthagène à refaire tous ses calculs. Il arrive le premier en France en juin 1744, neuf ans après son départ, et présente son rapport à l’Académie, où il fait sensation.
La Condamine doit gérer la rocambolesque histoire du monument qu’il a fait construire (à ses frais). Ulloa lui intente un procès car il est cité seulement comme «assistant». Les tribunaux péruviens se contredisent. La cour de Madrid tranchera et le monument sera détruit!
La Condamine descend l’Amazone durant six mois, une première scientifique. De retour à Paris, il découvre que Bouguer a déjà communiqué et connaît seul la gloire de la mission. Furieux, il contre-attaque et publie à son tour nombre de rapports et livres, qui auront un grand succès. Il restera pour la postérité le père de la mission, qu’il a souvent sauvée du désastre grâce à son sens de l’organisation et à son inébranlable motivation.
La Condamine et Bouguer ne se parleront plus, ce qui est vraiment désolant alors que ces deux scientifiques exceptionnels ont partagé huit années d’aventures.

Louis Godin, le proscrit ; Jussieu, l’humanitaire

Une fois ses dernières mesures d’astronomie réalisées, Louis Godin, fortement endetté, devient professeur à Lima. Il est discrédité à Paris pour sa gestion calamiteuse de la mission et radié de l’Académie. Il subit le tremblement de terre de 1746 à Lima et travaille à la reconstruction. Il rentre à Paris et retrouve sa famille, qui l’accompagne à Cadix où il prend un poste grâce à Ulloa.
Jussieu n’a jamais participé directement à la campagne de mesures. Médecin, il a beaucoup soigné la population locale. Il est mobilisé pour chaque épidémie, souvent en tandem avec Séniergue. Il sillonne seul le plateau andin et enseigne l’hygiène. Il s’installe près de la mine d’or de Potosi, où les Indiens sont astreints au travail forcé dans des conditions effroyables. Il y crée un hôpital et soigne la population durant six années. Il est élu à l’Académie, à distance ! Il rentre en France, malade, en 1771. Une bonne partie de ses herbiers, notes et échantillons ont malheureusement disparu.

La fabuleuse aventure de Jean et Isabel Godin des Odonais

Public domain, via Wikimedia CommonsJean Godin, vingt-huit ans, se marie en 1741 à Quito avec une riche héritière espagnole de quatorze ans, Isabel Grameson. Le couple décide d’aller vivre en France. Jean teste, seul, le chemin via l’Amazone. Il arrive en Guyane en six mois. Satisfait, il décide de retourner chercher son épouse. Il demande un passeport au Portugal. La situation internationale s’est tendue et les frontières sont maintenant closes. Jean est piégé à Cayenne, à 5000 km d’Isabel à Riobamba. Les années passent. Jean multiplie les initiatives les plus folles pour traverser le continent. Il propose même à la France d’envahir le nord de l’Amazonie !
En 1765, le Portugal envoie finalement un bateau pour attendre Isabel à Loreto, à la frontière espagnole. Isabel l’apprend par le réseau des missions jésuites. Prudente, elle envoie son serviteur Joaquim vérifier sur place. Un voyage de 3000 km, qui lui prend deux ans ! Et il confirme : un bateau attend Isabel à la frontière ; son mari est vivant et l’attend à Cayenne.
Isabel part de Riobamba avec ses deux frères, son neveu, un Français, le docteur Rocha, et trente-et-un porteurs indiens. En un mois, ils arrivent à Canelos, ravagé par la variole. Les porteurs s’enfuient. Deux Indiens rescapés construisent un canot de 10 m et les emmènent sur la rivière Bobonaza. Ils désertent après deux jours. Sans pilote expérimenté, le bateau se renverse. Rocha et Joaquim vont chercher du secours à Andoas dans le bateau allégé. Isabel et ses frères les attendent. En vain. Après quatre semaines, affaiblis et désespérés, ils partent à pied vers Andoas. Mais la jungle est impitoyable. L’enfant meurt, puis les deux frères. Après six semaines d’errance, Isabel, seule survivante, rencontre un couple d’Indiens qui la sauvent. Elle arrive comme une miraculée à Andoas et retrouvera son époux six mois plus tard, en Guyane, après vingt-et-un ans de séparation !
Le couple arrive en France en juin 1773. Jean est le dernier de la mission à rentrer, après trente-huit ans. Le couple s’établit non pas à Paris dont l’adolescente Isabel rêvait, mais à Saint-Amand dans le Berry, dans la maison familiale de Jean. Jean est reçu à l’Académie et recevra une rente. Un neveu d’Isabel arrive de Riobamba. Jean et Isabel l’élèvent comme un fils. Il se marie en 1792. Jean, soixante-dix-neuf ans, et Isabel, soixante-cinq ans, décèdent peu après.

 

Bibliographie
Robert Whittaker, The mapmaker’s wife, 2004
Le Journal des Savants, 1751
La Condamine, Voyage fait en Equateur pour y mesurer un degré de méridien terrestre, 1751
La Condamine, Mesure de trois degrés de méridien, 1751

Alain Delacroix

Professeur honoraire, chaire «Chimie industrielle - Génie des procédés» du Conservatoire national des arts et métiers
 

Train à hydrogène d'Alstom, Coradia iLint (Plutowiki, CC0, via Wikimedia Commons)

La France, qui, comme chacun sait, n’a pas de pétrole (ou si peu), aurait une énorme quantité d’hydrogène dans son sous-sol. Un gisement très important a été découvert en Lorraine et plusieurs régions seraient susceptible d’en receler. De ce fait, la France a inclus en 2022 l’hydrogène natif dans le Code minier. Le 3 décembre 2023 a été accordé le premier permis de recherche et cela suscite de grands espoirs car l’hydrogène pourrait être un important vecteur d’énergie dans l’avenir.

Il y a plusieurs façons d'obtenir de l’hydrogène et l’on a accordé à chacune une couleur. Il peut être noir, gris, bleu, vert, jaune ou blanc. On en produit en France plus de 900 000 tonnes, qui servent majoritairement au raffinage des produits pétroliers (environ 60%), à la synthèse de l’ammoniac pour fabriquer des engrais (environ 25%), le reste étant utilisé, entre autres, par la chimie. Actuellement, sa production provient à plus de 90% du charbon, du gaz naturel et des hydrocarbures et est donc très émettrice de CO2.

L’hydrogène noir

Il est produit selon la réaction simplifiée :

C + H2O → H2 + CO, où C provient du charbon.

On peut pousser cette réaction si l'on veut maximiser l’hydrogène en utilisant la réaction du gaz à l’eau :

CO + H2O → CO2 + H2

On constate une production importante de CO2 par mole d’hydrogène. Ce procédé de gazéification du charbon est très ancien et on a utilisé le mélange CO, H2, dit gaz de synthèse, pour fabriquer des hydrocarbures par la réaction de Fischer-Tropsch. L’Allemagne et le Japon ont largement utilisé ce procédé pendant la seconde guerre mondiale ainsi que l’Afrique du Sud pendant l’apartheid. Un des gazéifieur les plus connu est le LURGI conçu en Allemagne dans les années trente.

L’hydrogène gris

Il est fabriqué à partir d’hydrocarbures et en particulier le méthane selon la réaction :

CH4 + H2O → CO + 3H2

On peut aussi pousser vers l’hydrogène en utilisant comme précédemment la réaction du gaz à l’eau. On constate qu’on produit plus d’hydrogène par carbone qu’en utilisant le charbon. Si le CO2 est capté pour être utilisé ou stocké en profondeur, l’hydrogène obtenu devient bleu.

L’hydrogène vert

Il est produit par électrolyse de l’eau à condition que l’électricité provienne de sources renouvelables : éolien, solaire ou hydraulique. On distingue trois types d’électrolyseurs : les électrolyseurs alcalins avec la potasse comme électrolyte, ce sont les plus répandus ; les électrolyseurs à électrolyte acide (électrolytes non liquides) ; les électrolyseurs à haute température, encore en développement.

L’hydrogène jaune

Il est produit par électrolyse de l’eau avec de l’électricité d’origine nucléaire.

L’hydrogène blanc

C’est une ressource naturelle qui provient de nombreux mécanismes, dont et entre autres une réaction d’oxydoréduction entre l’eau et le carbonate de fer qui donne de l’hydrogène et des oxydes de fer, et la radiolyse de l’eau par l’uranium naturel. Le rayonnement ionisant peut alors rompre les liaison O-H de la molécule d’eau.

Alors qu’on pensait l’hydrogène naturel rare sur terre, on en découvre maintenant de nombreuses sources. En France, on en trouve, entre autres, en Lorraine et dans la région des Pyrénées. Le bassin minier du puits de Folschviller, près de Saint-Avold, pourrait contenir jusqu’à 46 millions de tonnes d’hydrogène.
Le premier permis d’exploitation vient d’être attribué, en novembre 2023, à la société TBH2 Aquitaine pour des recherches dans les Pyrénées-Atlantiques.
 
 
La France souhaite être un leader de l’hydrogène décarboné. Avec le plan France 2030, elle investit 2,1 milliards d’euros pour le développement de cette filière. Ce développement est prévu pour les projets suivants : production d’électrolyseurs et de réservoirs d’hydrogène, construction de trains et de véhicules utilisant l’hydrogène, étude des matériaux adaptés à cette molécule particulière et fabrication de piles à combustibles.

Gustave Eiffel (1888), Nadar, Public domain, via Wikimedia Commons


 
Pour clore l'année du centenaire de la mort de Gustave Eiffel (27 décembre 1923), un livret intitulé Eiffel innovateur avant l'heure est publié en ligne.

Ce livret est le fruit d'une initiative et d'un travail de recherche de Robert Jeansoulin (ingénieur ENSEEIHT, PhD, ex-directeur de recherche émérite CNRS, ex-enseignant à l’Université G.Eiffel), avec la collaboration des membres de « Eiffel 2023 » de l’IESF.

Il s'agit d'un document à vocation pédagogique, de transmission des savoirs en sciences et génie, mission commune aux trois partenaires qui l'ont parrainé : AFAS, IESF et Université Gustave Eiffel.
 
 
Lien vers le livret en ligne

Denis Monod-Broca

Ingénieur et architecte, secrétaire général de l'Afas
 

L’année Pascal s’achève. Elle a été l’occasion, ici et là, de rappeler l’apport de Blaise Pascal aux mathématiques, aux sciences naturelles, à la physique, au calcul des probabilités, à la technique, à la démarche scientifique elle-même.

Il fut un enfant très précoce et un esprit extrêmement brillant.

Il inventa ex nihilo et fit réaliser de toutes pièces la première machine à calculer, la Pascaline, l’un des trésors du musée des Arts et Métiers. L’unité internationale de pression est le Pascal, ou Pa. Deux signes révélateurs de son extraordinaire brio intellectuel. On sait tout cela.

À trente-et-un ans, sans renoncer à ses recherches scientifiques, il se tourna vers la religion. Donne-t-on assez d’importance à cette conversion et à ce qu’elle peut signifier ?

Celles que nous nommons «sciences exactes», ou «sciences» tout court, ou parfois «sciences dures», il les nomme «sciences abstraites». Par là-même il les oppose implicitement à ce qui est, à ses yeux, la seule science concrète, la science de l’homme, la connaissance de l’homme, domaine depuis des siècles de la religion.

Nous nommons, nous, parfois, «sciences molles», les sciences de l’homme. Nous les considérons implicitement comme inexactes puisqu'opposées aux «sciences exactes».

Est-il tellement impossible d’avoir une connaissance exacte de l’homme ? La difficulté n’est pas mince certes puisque, en la matière, l’objet observé, l’homme donc moi et donc l’Autre, est en même temps le sujet observateur, moi homme ou mon double, l’Autre. Et il est vrai en effet que, dans les temps si troublés et si inquiétants que le monde traverse, théories sociologiques, psychologiques, économiques et autres ne sont pas d’une grande aide. Quand les hommes et les nations semblent à nouveaux prisonniers de leurs pulsions ancestrales, primitives, il est légitime de s’interroger sur les leçons que nous avons retenues du savoir accumulé par les générations qui nous ont précédés.

La première des Pensées de Pascal commence ainsi : «Les hommes ont mépris pour la religion ; ils en ont haine, et peur qu’elle soit vraie».

Le mot «religion» gêne. Paraphrasée ainsi, «les hommes ont mépris pour l’anthropologie ; il en ont haine, et peur qu’elle soit vraie», l’affirmation passerait mieux.

Nous avons peur de la vérité, car bien souvent nous nous sentons visés, cela aussi est bien connu.

L’actualité étant ce qu’elle est, les choses étant ce qu’elles sont, n’y a-t-il pas urgence pourtant à voir, en face, la vérité sur nous-mêmes ? Et donc à suivre l’exemple de Pascal qui, sans se désintéresser des «sciences abstraites», s’est tourné résolument vers la connaissance de l’homme ?

Ou, pour le dire comme Friedrich Hölderlin (1770-1843) : «Il faut bien que la science anéantisse le christianisme, ou bien qu’elle ne fasse qu’un avec lui, car il ne peut y avoir qu’une seule vérité».

Jean Audouze

Astrophysicien, directeur de recherche émérite au CNRS, scientifique associé au Théâtre de la Ville
 

Article publié avec l’aimable autorisation de l'A-Ulm, Association des anciens, élèves et amis de l'Ecole normale supérieure (in L'Archicube, n° 35, déc. 2023, pp. 9-25).
 
 

«J’ai longtemps habité sous de vastes portiques
que les soleils marins teignaient de mille feux»
Charles Baudelaire,
Les Fleurs du mal

 
 
Le mot «feu» possède deux sens, d’une part un sens «concret» : il s’agit de la production d’une flamme produite par la combustion d’un corps. Evidemment le ciel est rempli d’innombrables feux que je vais évoquer ici. Je ne me contenterai pas de faire allusion aux feux célestes «visibles». Nous savons depuis plus d’un siècle que la lumière perçue par nos yeux ne représente qu’une très faible fraction de ce que l’on appelle le rayonnement électromagnétique, qui s’étend des ondes radio jusqu’aux rayons X et gamma en passant par l’infrarouge et l’ultraviolet. Je ferai intervenir ces feux «invisibles» et pourtant, certains très énergiques. D’autre part, les philosophes présocratiques ont également conféré à ce terme un sens plus abstrait puisque dans l’Antiquité, le feu était avec l’air, l’eau et la terre, l’un des quatre éléments décrivant la matière de l’Univers. De fait, ce concept ancien s’est transformé à partir du début du XIXe siècle en celui d’énergie qui est, peut-être, le moteur essentiel du fonctionnement et de l’évolution de l’Univers à la fois globalement et dans tous ses composants, que ce soit la matière inanimée ou la matière vivante.

Les feux extraterrestres

Fig. 1 – Le Soleil

Le feu céleste le plus proche de nous est évidemment le Soleil (fig. 1) autour duquel notre Terre orbite à une distance de 150 millions de km [1]. Le Soleil occupe une sphère dont le rayon est de 700 000 km ; sa température de surface est de 5750 K, ce qui lui confère une couleur jaune orangé [2] ; sa masse est de 2x1027 tonnes. On note que sa surface est très active : on peut y voir comme des flammes, des taches et des jets de gaz très chauds. Il est entouré d’une «couronne» à la fois ténue et très chaude (plusieurs millions de degrés) que l’on ne peut observer que lors des éclipses totales.

L’étoile la plus proche du Soleil, qui se trouve à une distance de 4,2 années-lumière [3], porte le nom de Proxima dans la constellation du Centaure. Elle est de couleur rouge (sa température de surface n’est que de 3000 K). Sa masse est 12% et son rayon 15% ceux du Soleil.

Le Soleil et Proxima du Centaure font partie des 200 à 400 milliards d’étoiles qui constituent notre Galaxie (la Voie lactée). Celle-ci a la forme d’un disque renflé en son milieu ayant une taille d’environ 100 000 années-lumière. Elle est dite «galaxie spirale» [4] car la plupart des étoiles incluses dans ce disque forment ce que l’on appelle des «bras spiraux», qui s’enroulent à partir de ce milieu. Le Soleil est situé à 26 100 années-lumière de son centre, qui est dans la direction du Sagittaire et effectue une rotation complète autour de lui en 200 millions d’années. Ces différentes étoiles se rangent dans un diagramme conçu autour de 1910 par le Danois Ejnar Hertzsprung et l’Américain Henry N. Russell, devenu l’outil le plus efficace pour étudier le fonctionnement et l’évolution des étoiles (fig. 2).
 

Fig. 2 – Le diagramme d’Hertzsprung-Russell (HR) où l’on range les étoiles suivant leur luminosité (les plus lumineuses en haut, les plus faibles en bas) et leur couleur (ou température de surface), les plus chaudes (bleues) à gauche et les plus froides (rouges) à droite. On remarque que la plupart des étoiles occupent une grande bande qui part du haut à gauche et qui se poursuit en bas à droite, sur laquelle se trouve le Soleil et que l’on appelle la Séquence Principale. Au-dessus et à droite de celle-ci se trouve une autre région peuplée d’environ 10% des étoiles de la Galaxie que l’on appelle «géantes rouges». Ce diagramme permet de suivre et de prédire l’évolution des étoiles qui en font partie : les étoiles plus chaudes que le Soleil sont aussi plus massives. Elles évoluent en des temps de l’ordre de quelques millions d’années et terminent leurs évolutions dans des explosions gigantesques auxquelles on donne le nom de supernovas. Le Soleil, qui s’est formé il y a 4,5 milliards d’années, a encore 5 milliards d’années «devant lui» avant de devenir une «géante rouge» pendant un autre milliard d’années puis terminer son évolution d’abord comme nébuleuse planétaire puis en se ratatinant en une «naine blanche», une étoile «fossile» dont le rayon n’est plus que le centième du rayon initial. Les étoiles plus froides (plus rouges) ont une masse plus petite que celle du Soleil et vont évoluer encore beaucoup plus lentement.


 
Les feux extraterrestres sont en majorité ces étoiles qui se regroupent dans les innombrables galaxies qui peuplent le ciel. Les plus brillantes d’entre elles sont bien sûr les supernovas. Ces phénomènes très spectaculaires interviennent à raison d'un à trois tous les siècles dans une galaxie donnée.

De fait, il y a dans le ciel des «feux» encore plus intenses. Il s’agit d’une part des sursauts gamma et de l’autre des quasars.
Les sursauts gamma consistent en l’apparition inopinée dans le ciel d’une bouffée intense mais très brève (quelques secondes à quelques minutes) de rayonnements gamma [5]. De fait, ce sont les satellites militaires américains Vela, chargés de repérer d’éventuels essais nucléaires qui auraient contrevenu aux traités de non-prolifération, qui furent les premiers à en découvrir en 1967. Depuis cette date on en a détecté plus de dix mille.

L’origine extragalactique de ces phénomènes très puissants est désormais avérée. On les attribue soit à l’effondrement gravitationnel d’une étoile de très grande masse, avant qu’elle se transforme en un trou noir, c'est-à-dire un objet si dense qu’il attire et emprisonne tout y compris la lumière et tous les rayonnements électromagnétiques, ou en une étoile à neutrons [6], soit à la fusion de deux étoiles à neutrons. Dans le contexte de cet article, il est amusant de noter que l’on cherche à comprendre l’origine de ces sursauts à partir de modèles dits de «boule de feu» visant à reproduire théoriquement ces bouffées inopinées de rayonnements très énergétiques. Cette boule de feu est produite par l’expulsion de matières à des vitesses proches de celle de la lumière, chauffées soit par l’attraction induite par le trou noir résultant, soit par la fusion de deux étoiles à neutrons.

Les quasars furent découverts conjointement grâce à la radioastronomie, en particulier par le Britannique Cyril Hazard, et à l’astronomie classique du visible par le Néerlandais Maarten Schmidt en 1961, six ans avant les sursauts gamma. Mais contrairement à ceux-ci qui ont des tailles «stellaires», les quasars sont des galaxies d’un genre particulier en raison de leurs gigantesques émissions électromagnétiques. Leur nom vient de la contraction de «quasi stellar objects» : en radioastronomie ils apparaissent comme des galaxies alors que dans le visible, on semble les voir comme des étoiles. Les quasars sont, de fait, les astres les plus lumineux de l’Univers ; leurs fortes émissions visibles proviennent de la matière des noyaux de ces galaxies qui est fortement accélérée par leur trou noir supermassif central [7]. La différence entre les quasars et les autres galaxies tient à l’efficacité énergétique de leur trou noir central qui parvient même à éjecter cette matière avoisinante sous forme de jets émis perpendiculairement au plan du quasar (fig. 3).
 

Fig. 3 – Un quasar (on peut noter l’intensité du jet de matière émis en raison de la forte interaction du trou noir central avec la matière avoisinante).

Les feux célestes, moteurs de l’évolution de l’Univers dans son ensemble et de tous ses composants

Le feu fut pendant longtemps synonyme d’énergie. L’histoire et l’évolution de l’Univers sont marquées par trois manifestations énergétiques qui ont été mises en évidence chronologiquement dans l’ordre inverse des moments de leurs apparitions.

On sait depuis 1929-1930, grâce au prêtre belge Georges Lemaître et à l’Américain Edwin Hubble, que l’Univers est en expansion. En 1998, deux groupes d’astronomes dirigés l’un par l’Américain Saul Perlmutter et l’autre par les Américains Brian P. Schmidt et Adam Riess [8] utilisant le télescope spatial Hubble démontrèrent que cette expansion, loin de se freiner en raison du contenu matériel de l’Univers, s’accélérait au contraire. La majorité des spécialistes imagine l’existence d’une forte énergie primordiale, deux fois plus importante que la matière totale de l’Univers pour expliquer cette accélération de l’expansion cosmique.

En 1965, deux physiciens américains, Arno A. Penzias et Robert W. Wilson [9] mirent en évidence un rayonnement électromagnétique «fossile» ayant une température de 2,7K qui remplit tout l’Univers : chaque centimètre cube de celui-ci contient 400 grains de lumière ou photons émis lors du passage entre un Univers complétement ionisé et celui de maintenant de nature atomique : l’Univers est apparu d’abord très dense et très chaud. C’est ainsi qu’une seconde après le Big Bang, celui-ci avait une température de l’ordre du milliard de degrés. Jusqu’à un temps d’environ 380 000 ans, la température de l’Univers était suffisamment élevée pour que le gaz qui le constituait soit complètement ionisé. Les électrons alors «libres» pouvaient absorber et émettre continument les photons, ce qui rendait l’Univers complètement opaque. Mais quand la température de l’Univers, qui diminuait du fait de son expansion, passa sous la valeur d’un gaz d’hydrogène complètement ionisé, à savoir 10 000 K environ, les électrons de «libres» devinrent «liés» aux protons devenus les noyaux des atomes d’hydrogène. Ils perdirent alors leur capacité d’interagir avec les photons et l’Univers d’opaque devint visible. Quand l’Univers eut un âge de 380 000 ans, ce passage d’un plasma ionisé à un gaz atomique porte le nom de recombinaison et fut, de fait, une véritable transition de phase, analogue, par exemple, à la transformation de l’eau liquide en glace. La libération d’un flux électromagnétique intense accompagna cette recombinaison. Le rayonnement était alors ultraviolet. A mesure que l’expansion se poursuivit ensuite, ce rayonnement devint invisible, puis infrarouge jusqu’à devenir micrométrique aujourd’hui. La poursuite de son observation d’abord au sol puis dans l’espace à partir des années quatre-vingt-dix permit de déterminer des paramètres importants relatifs à l’histoire de l’Univers, tels que son âge fixé dorénavant à 13,7 milliards d’années.

Après la période de la recombinaison, les premières générations d’étoiles vont prendre naissance et constituer globalement une source d’énergie comparable à celle véhiculée par le rayonnement fossile. L’origine de cette énergie est différente de celle des deux autres puisqu’elle est principalement nucléaire : les étoiles dont le point figuratif se trouve sur la Séquence Principale du diagramme HR rayonnent une énergie provenant de la fusion thermonucléaire de l’hydrogène en hélium. En effet, la masse d’un noyau d’hélium est plus petite que celle de quatre noyaux d’hydrogène. La différence de masse se transforme en énergie suivant la fameuse formule E=Mc2. Comme la luminosité d’une étoile est proportionnelle à la puissance quatrième de sa masse, sa «durée de vie» est inversement proportionnelle au cube de sa masse. Le point figuratif d’une étoile comme le Soleil passera 10 milliards d’années sur la Séquence Principale du diagramme HR. Celui d’une étoile dix fois plus grosse n’y séjournera que dix millions d’années. Les étoiles géantes et supergéantes (dont le point figuratif est en haut et à droite de la Séquence Principale) tirent leur énergie d’abord de la fusion de trois héliums en un noyau de carbone 12 puis ultérieurement de la fusion de deux carbones en magnésium ou sodium et de celle de deux oxygènes en silicium et aluminium. Mais à mesure que la masse atomique des noyaux impliqués augmente, les températures des régions où se produisent ces fusions augmentent et la différence de masse entre les noyaux de départ et de fin diminue : le temps passé dans ces phases ultérieures devient très court au regard de celui passé à transformer une partie de l’hydrogène d’une étoile donnée en hélium. Pour résumer les caractéristiques essentielles des étoiles de petite et de grande masse, les premières durent longtemps (des milliards d’années) mais ont une activité nucléosynthétique insignifiante alors que les étoiles de grande masse durent peu de temps (des millions d’années) mais contribuent fortement à la synthèse d’éléments chimiques de masse atomique élevée.

Pour terminer cette évocation des feux du ciel, rappelons-nous que la vie sur Terre est tributaire du rayonnement et de la chaleur qui sont procurés à notre planète par le Soleil, que ce soit directement ou via l’assimilation de la lumière solaire par la chlorophylle des végétaux. Mis à part l’énergie nucléaire, les énergies dites fossiles et renouvelables proviennent toutes directement ou de façon différée du Soleil. D’autres feux disparus depuis longtemps parce que émis par des étoiles de grande masse ont façonné la matière terrestre, donc la nôtre puisque nous sommes «poussières de ces étoiles massives» ayant terminé leur évolution avant la formation du Soleil et de son système planétaire, comme aimaient le proclamer les regrettés Carl Sagan et Hubert Reeves ; mais c’est au Soleil que nous devons l’énergie qui nous permet de vivre.
 
 

[1] Les astronomes appellent cette distance une unité astronomique (ua).
[2] On peut remarquer que nos yeux sont particulièrement sensibles à cette couleur, sous l’effet vraisemblable de l’évolution darwinienne.
[3] Une année-lumière est la distance parcourue en une année (30 millions de secondes) par la lumière, dont la vitesse est égale à 300 000 km/s. Elle est égale à dix mille milliards de kilomètres.
[4] Les deux tiers des galaxies observables appartiennent à cette classe de galaxies spirales.
[5] Les rayons gamma sont les plus énergétiques de ceux produits par l’interaction électromagnétique. C’est ainsi que l’énergie des photons gamma peut être des milliers de fois plus grande que celle des photons X, eux-mêmes plus forts que les ultraviolets et a fortiori les visibles.
[6] Une étoile à neutrons constitue le résidu très dense (puisque une masse solaire est contenue dans un rayon de quelques kilomètres, soit un facteur de contraction de plus de cent mille par rapport à la sphère occupée par le Soleil) produit à l’issue d’une explosion de supernova. De tels astres ont été détectés pour la première fois sous forme de «pulsars» également en 1967 par la radioastronome britannique Jocelyn Bell.
[7] Toutes les galaxies, y compris la nôtre, ont en leur centre un trou noir supermassif. Celui de la Voie lactée a une masse de 4,6 millions de fois celle du Soleil, celui de la galaxie centrale de l’amas de la Vierge, M87, 6,3 milliards de masses solaires. Il y a même des trous noirs supermassifs dont les masses sont de l’ordre de 50 à 60 milliards de fois celle du Soleil.
[8] Prix Nobel de physique 2011.
[9] Prix Nobel de physique 1978.

 

Quelques références
J. Audouze, Les cent mots de l’astronomie, Que sais-je ?, n° 4171, Humensis, 2020.
J. Audouze et M.-C. Maurel, Du cosmos à la vie, Editions L’Archipel, 2023.
Pierre Potier

Ingénieur
 

Nicolas Claude Fabri de Peiresc
Gravure par L. Vorsterman, 1646, d'après A. Van Dyck [1]

Nicolas-Claude Fabri de Peiresc a été surnommé le «prince des curieux» par son biographe et ami, l’astronome Pierre Gassendi. Cette heureuse formule capte bien l’essence de ce personnage fascinant, qui a passé sa vie à explorer, en ce début du XVIIe siècle, tous les domaines des connaissances humaines, les arts, l’histoire, les langues, les sciences.
1580 : Peiresc naît à Belgentier, près de Toulon, alors que la peste ravage Aix-en-Provence, où son père est magistrat. Son enfance est perturbée par les guerres de religion, particulièrement violentes en Provence. Brillant élève chez les jésuites, il part à dix-neuf ans faire le «voyage en Italie», passage obligé d’une éducation d’excellence. Il étudie à Padoue, parcourt le pays, fréquente l’élite intellectuelle, dont le savant Galilée et le futur pape Urbain VIII. Il assiste à Florence au mariage par procuration de Marie de Médicis et Henri IV, où il rencontre le peintre Rubens, âgé de vingt-trois ans, qui restera un ami fidèle. Après trois ans en Italie, il revient au pays et devient docteur en droit à Montpellier, puis voyage en Angleterre et dans les Flandres. A vingt-sept ans, il succède à son oncle comme conseiller au parlement de Provence à Aix, où il restera toute sa vie, en dehors d’un séjour de sept années à Paris où il est secrétaire du garde des Sceaux de Louis XIII. Il organise toute sa vie entre sa charge de magistrat, ses innombrables recherches humanistes et scientifiques, et son abondante correspondance.

L’homme de réseaux

Lettre de Peiresc à Gassendi [2]

Peiresc est un épistolier de haut vol : on lui compte dix mille lettres et cinq cents correspondants. Ce sont des gens de pouvoir comme Richelieu, le cardinal Barberini, des artistes comme le peintre Rubens, le poète Malherbe, des scientifiques comme Galilée, Gassendi, l’érudit Mersenne, les frères Dupuy, qui animent un cénacle de savants à Paris. Peiresc pouvait écrire jusqu’à quarante lettres par jour ! «Il regardait le monde entier comme sa famille», écrit Gassendi. Une famille qu’il n’a jamais eue au sens propre du terme car il ne s’est jamais marié.
Ses fonctions au parlement d’Aix amènent Peiresc à traiter avec les colonies, missions, comptoirs que la France possède en pays ottoman, les fameuses «Echelles du Levant» de François Ier. Dans ce vaste espace, Peiresc établit, à ses frais, un remarquable réseau d’agents, qui, sous ses instructions, recherchent, informent, achètent, expédient antiquités, livres, plantes, animaux. Ils sont soixante-dix-neuf, répartis dans une quinzaine de villes dont Constantinople, Alep, Damas, Jérusalem, Chypre, Alexandrie, Le Caire, Tripoli, Tunis, Alger. Ils sont missionnaires, capucins ou jésuites, consuls, marchands, capitaines de navire ou aventuriers comme Thomas d’Arcos : ce Français est capturé par des corsaires, vendu comme esclave, libéré deux ans plus tard, embauché par Peiresc à Tunis, puis converti à l’islam. C’est l’enfant terrible du groupe.

L'Empire ottoman, XVIe-XVIIe siècles [3]

L'humaniste

Peiresc est passionné d’antiquités romaines, grecques, égyptiennes. Les statues, vases, stèles, médailles, amulettes, pièces de monnaie, poids et mesures, momies, arrivent dans sa résidence d’Aix.
Il est grand amateur de livres et de manuscrits, en particulier de la période byzantine. Il affectionne les documents multilingues permettant d’améliorer la connaissance des langues. Il connaît l’hébreu, le samaritain, le syriaque, l’arabe et le copte. Sa bibliothèque, une des plus riches d’Europe, contiendra plus de cinq mille ouvrages et une centaine de manuscrits.
Il pense, avec raison, que le déchiffrement des hiéroglyphes, qui est l’une de ses passions, passe par l’étude du copte, la langue parlée en Egypte avant la conquête des Arabes. Il forme un groupe de «coptisants», pour lesquels il acquiert des manuscrits coptes, de préférence multilingues. C’est le début d’un long chemin chaotique qui aboutira à Champollion deux siècles plus tard.

Evangéliaire copte-arabe, 1165 [4]

La chasse aux manuscrits demande souvent opiniâtreté et patience. Ainsi celle du «psautier hexalpe». Ce recueil de psaumes en six langues (dont le copte) a été détecté dans un monastère en Egypte. Peiresc exulte et ne veut pas manquer cette perle. Il négocie l’échange du manuscrit contre un calice et un plat en argent. Le navire qui le transporte est attaqué par des corsaires et le précieux psautier disparaît. Après quelques fausses pistes, on le localise à Tripoli et Peiresc parvient à le racheter. L’ouvrage arrive enfin à Aix, mais on découvre alors que ce n’est pas le fameux psautier ! D’autres auraient renoncé à sa place, mais Peiresc mobilise à nouveau ses équipes. Quelques années plus tard, le véritable psautier réapparaît à Malte. Peiresc l’achète (une troisième fois !)... pour l’offrir au cardinal Barberini (après l’avoir copié probablement).
Peiresc chasse aussi les manuscrits sur le terrain de sa chère Provence. Il écrit un Abrégé d’histoire de la Provence. Il se fait musicologue et collabore avec son ami Mersenne, qui écrit un monumental ouvrage sur la musique dont il financera la publication ; il lui envoie des instruments, des dessins, des partitions de Provence et d’Orient, dont un chant de galérien ! Son agent d’Arcos n’est pas tendre pour les chants turcs : «cela ressemble aux sifflets qu’usent en France les chasseurs de pourceaux».
Peiresc fustige ceux qui «se contentent de collectionner les antiquités pour la garniture de leurs armoires». A contrario, sa bibliothèque et son cabinet sont de vrais fouillis. Les livres et les manuscrits s’entassent en piles parmi les statues, bas-reliefs, momies, animaux empaillés, où déambulent ses chats ! Ce n’est pas une exposition, mais un lieu de travail. Il acquiert objets et manuscrits, non pour les exhiber, mais pour les étudier et stimuler d’autres recherches.

Galerie Médicis au Louvre [5]

Peiresc vit aussi dans son temps et se révèle grand amateur d’art contemporain. Son «musée» contiendra deux cents peintures. Il est un farouche partisan du peintre Caravage.
Il convainc la reine Marie de Médicis de faire appel à son ami Rubens pour la série de vingt-et-une toiles géantes à la gloire des Médicis. Il règle les détails du contrat et discute la composition des tableaux (aujourd’hui au Louvre).
 

L’homme de science

A l’exception notable des mathématiques, aucun domaine scientifique n’échappe à la stupéfiante vitalité intellectuelle de notre érudit. Son champ de recherches couvre la botanique, l’anatomie, la zoologie, la météorologie, l’hydrologie, les marées, le magnétisme, la géologie, l’astronomie.
Il acclimate des dizaines de plantes exotiques dans le jardin de son château de Belgentier : le jasmin jaune d’Inde, le papyrus d’Egypte, la tulipe de Turquie (avant la tulipomanie hollandaise). Il cultive plus de soixante espèces de pommiers et vante les mérites de la pomme reinette dans une lettre à un prieur. Il crée une variété d’olives dites «cannelées». Il développe une pharmacopée provençale.
Peiresc aime les chats, de toutes races : persans, abyssins, syriens. Il introduit le chat d’Angora (ancien nom d’Ankara en Turquie) et en fait l’élevage. On raconte qu’ils sont les vrais gardiens de sa bibliothèque !

Dessin de l’alzaron figurant dans les manuscrits de Carpentras [6]

Il étudie les animaux exotiques : un forain passe à Aix avec un alzaron, une antilope de Nubie aujourd’hui disparue. Peiresc reçoit chez lui l’homme et la bête, la fait mesurer et dessiner. Il apprend le passage d’un éléphant à Toulon ; il s’y précipite, le mesure, évalue sa masse, étudie sa denture et conclut que la «dent de géant» de Tunis que cherche à lui vendre d’Arcos (encore lui) n’est autre qu’une molaire d’éléphant. Il montre que les caméléons se nourrissent en projetant la langue «à la façon d’un javelot». Il expérimente un des premiers microscopes. Il étudie les papillons et découvre que la prétendue «pluie de sang» qui s’est abattue sur Aix en 1608 n’est autre que le liquide rouge produit lors de la mue d’une chenille. Il dispose d’un laboratoire de dissection et il s’est longuement intéressé au mécanisme de la vision. Il montre le rôle des valvules cardiaques. Il détermine l’origine des fossiles, explique le fonctionnement de la fontaine de Vaucluse, travaille sur le canal Aix-Marseille. Cet inventaire époustouflant est loin d’être exhaustif. Abordons maintenant le domaine scientifique où ce «touche-à-tout» génial s’est le plus investi.

L'astronome

Peiresc installe un observatoire sur le toit de son hôtel de Callas (aujourd’hui disparu), d’où il domine toute la ville. Il anime un groupe d’une petite dizaine d’«astronomes provençaux», dont les figures de proue sont Joseph Gaultier et surtout Pierre Gassendi, évêque de Digne, l’ami proche qui vient souvent en voisin participer aux expériences et observations de Peiresc.

Les satellites de Jupiter [7]

Début 1610, coup de tonnerre dans le monde de l’astronomie : Galilée annonce avoir observé quatre satellites tournant autour de Jupiter. C’est clairement de l’eau au moulin des partisans de Copernic et de l’héliocentrisme. Peiresc s’empresse d’acquérir plusieurs exemplaires de cette lunette hollandaise que Galilée vient d’utiliser. Avec ses amis, il détecte les quatre satellites et admire la régularité de leur «ballet incessant». Il note leurs positions angulaires, six fois par jour, jusqu’en 1612 ! Il déduit leurs temps de révolution autour de Jupiter, avec une meilleure précision que Galilée. Son ami, le Flamand Wendelin, qui habite non loin de là, à Forcalquier, montrera que ses résultats respectent les lois de Kepler, ce qui donne à celles-ci une portée universelle. Peiresc eut l’idée séduisante d’utiliser la «belle horloge» des satellites de Jupiter pour mesurer la longitude en mer ; mais il doit y renoncer devant la difficulté pratique à manier une lunette astronomique sur un navire.
Il décide alors de travailler sur les mesures de longitudes des cartes de la Méditerranée, qui n’ont pas beaucoup évolué depuis Ptolémée et dont les marins se plaignent. La différence de longitudes entre deux lieux est donnée par la différence des heures locales entre ces deux lieux. Peiresc projette de se servir de l’éclipse de Lune du 27 août 1635 comme top de synchronisation, car elle sera visible simultanément sur tout le pourtour méditerranéen. En chaque lieu, au moment de l’éclipse, un observateur notera l’heure locale, en mesurant la hauteur des étoiles au-dessus de l’horizon. La différence d’heures locales entre deux points donne l’écart de longitudes entre ces deux points.

Carte de la Méditerranée, Verrazano, 1524 [8]

Peiresc commence la planification de cette vaste «opération longitudes» sept ans en amont. Il s’assure de l’appui de l’Eglise en la personne du cardinal Barberini, neveu du pape. Il recrute son réseau d’observateurs principalement parmi les jésuites et les capucins, des gens éduqués qu’il motive par des arguments scientifiques et religieux et quelques gratifications. Les lieux concernés sont Alep, Carthage, Malte, Tunis, Padoue, Venise, Naples, Rome, Digne, Aix. Peiresc organise une véritable école d’astronomie à Aix, où chaque observateur vient se former. Il établit un protocole expérimental strict, totalement inédit à cette époque : les instruments doivent être calibrés à l’avance, notamment pour la mesure de l’heure locale.
L’expérience, qui est une première du genre, s’avère un grand succès. Il y a certes quelques données incomplètes et même manquantes (encore d’Arcos !) mais le résultat global est spectaculaire : l’écart de longitudes de la mer Méditerranée est de 42° et non de 60° comme les cartes l’indiquaient. Conséquence : la mer Méditerranée est raccourcie de mille kilomètres !

Gravure de la Lune par Mellan [9]

Peiresc envisage déjà d’améliorer la précision pour la prochaine éclipse, en multipliant les mesures de l’heure locale à différents points du transit de l’ombre sur les cratères de la Lune. Il veut donc faire une carte précise de ces cratères. Il est alors loin d’imaginer qu’un de ces cratères portera son nom trois siècles plus tard ! Il engage le graveur Claude Mellan, qui met l’œil à la lunette, au sommet de la montagne Sainte-Victoire en compagnie de Peiresc et Gassendi, un soir de septembre 1636. Mellan réalise les dessins et grave, en taille-douce, trois cartes de la Lune. Le projet s’arrêtera là en raison du décès de Peiresc.
Peiresc a quelques autres «premières» à son palmarès d’observateur du ciel : une nova en 1604, la nébuleuse d’Orion en 1610, et le premier amas d’étoiles découvert à la lunette, l’amas de la Crèche, en 1611.
Peiresc a renoncé à publier ses résultats sur les satellites de Jupiter pour ne pas nuire à Galilée, ami admiré et respecté. Lorsque Galilée est condamné, Peiresc, d’abord incrédule, prend à cœur sa défense, d’autant qu’il est viscéralement opposé à l’Inquisition : «Les gens de l’Inquisition sont des bêtes indignes de l’humanité», a-t-il écrit. Il envoie plusieurs lettres au cardinal Barberini, lui demandant d’implorer son oncle, le pape Urbain VIII, de se montrer clément. Il compare la punition de Galilée à celle de Socrate. Il invoque même comme excuse une erreur de Galilée : celui-ci a voulu prouver la rotation de la Terre par une théorie des marées, qui s’avère manifestement fausse. Mais ni les arguments, ni les cadeaux n’ébranlent le cardinal. Galilée témoigne de sa reconnaissance envers Peiresc dans une lettre touchante. Avec un certain courage, celui-ci organise en Allemagne la publication d’une édition latine du Dialogue, l’ouvrage qui a fait condamner Galilée, pour en assurer la diffusion en Europe.

«Un bougre comme lui»

«Le prince des curieux» s’éteint le 24 juin 1637. Il a maintenu vivace sa flamme jusqu’à la fin : la veille de sa mort, il dicte une lettre à son frère pour lui demander de faire traduire et imprimer un manuscrit éthiopien.
Sa disparition déclenche une vague d’émotion dans toute l’Europe savante. Le livre d’éloges produit par ses amis de Rome contient des hommages en quarante langues.
Par de nombreux côtés, Peiresc a été un homme de science, rigoureux, attaché à la recherche du vrai par l’observation et l’expérience. Mais comme il était d’usage à cette époque, il suivait aussi avec intérêt, sans les rejeter, les histoires de sorcières, de monstres marins et autres croyances moyenâgeuses. La révolution scientifique ne faisait que commencer et il en était un des pionniers.
Il a été chercheur prolifique, mais aussi inspirateur, organisateur, mécène.
Il n’a jamais rien publié et on ne sait pas pourquoi. Les quarante mille pages de ses notes personnelles et ses milliers de lettres (du moins celles qui n’ont pas été perdues par des héritiers négligents), encore largement inexplorées, peuvent donner de nouvelles clés sur cet homme exceptionnel et son époque. Sa prodigieuse activité intellectuelle et sa personnalité ont été et seront encore une source d’inspiration, comme ce fut le cas pour Paul Cézanne, un autre Aixois : «Ça revigore de se rappeler, quand la besogne flanche, qu’il y a à côté de vous, dans la même ville, un bougre comme lui».

 

[1] Nicolas Claude Fabri de Peiresc. Gravure par L. Vorsterman, 1646, d'après A. Van Dyck. CC BY-SA 4.0, via Wikimedia Commons.
[2] BnF. Département des Manuscrits. Français 12772
[3] Original: lynxxxDerivative: باسم, Public domain, via Wikimedia Commons
[4] BnF. Département des Manuscrits. Copte 16
[5] Matt Biddulph, CC BY-SA 2.0, via Wikimedia Commons.
[6] Avec l'aimable autorisation des Amis du planétarium d'Aix-en-Provence (APAP).
[7] Jan Sandberg, Attribution, via Wikimedia Commons.
[8] Hieronymus Verrazano, Public domain, via Wikimedia Commons.
[9] The MET (New York), Public Domain.

Bibliographie
Cheny A.-M., Une bibliothèque byzantine : Nicolas-Claude Fabri de Peiresc et la fabrique du savoir, Champ Vallon Editions, 2015.
Georgelin Y., Arzano S., Les astronomes érudits en Provence: Peiresc et Gassendi Conférence des Amis de Peiresc
J. Tolbert, divers articles.
Mersenne, Correspondances

Denis Monod-Broca

Ingénieur et architecte, secrétaire général de l'Afas
 

Le dernier rapport du GIEC est sorti récemment. Tout le monde en parle. Qui l’a lu ? Qui en a lu quoi ? Je me suis lancé à l’assaut de la montagne...

Quelques rappels

Le GIEC (Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat), ou IPCC (Intergovernmental Panel on Climate Change) en anglais, a été fondé en 1988.
Il n’est pas un organisme de recherche, ni même un organisme scientifique. Ses membres sont des experts (certains scientifiques, d’autres non) et des représentants des Etats. Ses rapports s’appuient sur les plus récents travaux scientifiques (mesures, modèles, hypothèses, projections, etc.) et composent, bien obligé, avec les préoccupations politiques des Etats.
Il a eu sa 58e session à Interlaken, en Suisse, du 13 au 17 mars 2023.
A cette occasion, qui concluait son sixième cycle d’évaluation, a été validé le rapport de synthèse des six rapports de ce sixième cycle.

Contenu du rapport de synthèse

Ce rapport de synthèse synthétise les rapports des trois groupes de travail :

  • Groupe 1 : les sciences physiques du changement climatique
  • Groupe 2 : les impacts, l’adaptation et la vulnérabilité
  • Groupe 3 : atténuation du changement climatique (solutions envisageables, options politiques, mesures de réduction des émissions de gaz à effet de serre, coûts socio-économiques de ces options)

Il intègre les résultats-clés de trois rapports spéciaux :

  • Réchauffement à +1,5°C
  • Climat et terres
  • Océans et cryosphère

Cela est récapitulé par le graphe ci-dessous.

Et il contient les chapitres suivants :

  • Un résumé pour les dirigeants politiques
  • Le rapport proprement dit (85 p.)
  • Les principales constatations
  • Le communiqué de presse
  • Un document de présentation

Aucun de ces documents n’est disponible en français sur Internet, sauf le communiqué de presse.
Voici le lien vers le résumé pour les dirigeants politiques :
https://report.ipcc.ch/ar6syr/pdf/IPCC_AR6_SYR_SPM.pdf.
Et le lien vers la version française du communiqué de presse :
https://www.ipcc.ch/report/ar6/syr/downloads/press/IPCC_AR6_SYR_PressRelease_fr.pdf

On trouve aussi, en français, bien sûr, sur divers sites, quelques paragraphes inspirés du résumé pour dirigeants politique et/ou du communiqué de presse. Autrement dit, les simples citoyens (ainsi que la plupart des journalistes et hommes politiques sans doute) ont facilement accès au digest de l’abrégé du résumé d’une synthèse...

Quel fantastique travail est fourni par ces innombrables scientifiques et autres experts ! Or qu’en reste-t-il ? quelques formules et slogans. J’ai voulu montrer cette disproportion.
Elle interpelle, comme on dit.

Commentaire (tout personnel)

Voulons-nous vraiment voir la réalité des choses et notre responsabilité en l’affaire ?

J’ai lu avec attention le communiqué de presse.
Il mélange de façon étonnante optimisme et pessimisme.

Les premiers paragraphes sont optimistes :

  • «Nous disposons de plusieurs solutions réalistes et efficaces pour réduire les émissions de gaz à effet de serre et pour nous adapter au changement climatique d'origine humaine – et ces solutions sont aujourd’hui à portée de main.»
  • «Une action climatique équitable et efficace portée à l’échelle planétaire réduira non seulement les pertes et les dommages infligés à la nature et aux populations, mais nous apportera aussi d’autres avantages.»

Mais la tonalité générale est pessimiste :

  • «Des mesures plus ambitieuses s'imposent de toute urgence.»
  • «Cinq ans plus tard, ce défi a pris encore plus d’ampleur du fait de l'augmentation continue des émissions de gaz à effet de serre.»
  • «Tout réchauffement supplémentaire aggrave rapidement [...]»
  • «Sur tous les continents, des personnes meurent par suite de chaleurs extrêmes.»

Il est pétri de bonnes intentions :

  • «L’instauration d’une justice climatique est essentielle, car les populations qui contribuent le moins au changement climatique en subissent des conséquences disproportionnées.»
  • «Au cours de cette décennie, nous devons renforcer de toute urgence les mesures d'adaptation au changement climatique pour qu'elles puissent enfin répondre aux besoins.»
  • «Il faut instaurer un développement résilient au changement climatique.»
  • «Pour porter leurs fruits, ces choix doivent s'ancrer dans nos diverses valeurs, perspectives et connaissances, qui comportent les connaissances scientifiques, les connaissances autochtones et les connaissances locales.»
  • «Si nous mettons en commun nos technologies, notre savoir-faire et nos mesures politiques les plus pertinentes, si nous dégageons suffisamment de ressources dès à présent, toutes les populations pourront réduire ou supprimer leur consommation à forte intensité de carbone.»
  • «Les transformations de fond ont plus de chances de porter leurs fruits lorsque règne la confiance, lorsque tout le monde collabore pour se concentrer sur la réduction des risques, et lorsque les avantages et les charges se répartissent équitablement.»
  • «Il s'agit d'intégrer les mesures d'adaptation au changement climatique et les mesures permettant de réduire ou d'éviter les émissions de gaz à effet de serre, en optant pour des méthodes qui nous offrent d’autres avantages.»

Mais que propose-t-il ?

Soit des mesurettes :

  • «De même […] que les déplacements à pied, à bicyclette et en transport public assainissent l'air, améliorent la santé, créent des emplois et favorisent l'équité»

Soit l’appel, bien sûr, et forcément massif, au capital :

  • «Nous disposons de suffisamment de capitaux sur la planète pour diminuer rapidement les émissions de gaz à effet de serre.»
  • «Il nous faut investir davantage de ressources au profit du climat pour atteindre les objectifs climatiques planétaires.»

Oubliant donc de façon manifeste ce qui pourtant transparaît entre les lignes tout au long de ce texte, à savoir que l’investissement, c’est de l’activité économique, que l’activité économique, c’est de l’énergie transformée, et donc que l’investissement, c’est d’abord (même si c’est pour les diminuer à terme) plus d’émissions de gaz à effet de serre. Depuis 1988 et la création du GIEC et malgré les mesures supposément prises pour limiter les dégâts depuis toutes ces années, la situation ne fait que s’aggraver :

  • «Nous devons renforcer de toute urgence les mesures d'adaptation au changement climatique pour qu'elles puissent enfin répondre aux besoins» (c’est moi qui souligne).

Une phrase dit même l’essentiel sans guère d’ambiguïté :

  • «De plus, une meilleure compréhension des conséquences de la surconsommation peut contribuer à des choix plus éclairés» (c’est encore moi qui souligne).

Car nous la connaissons, la réalité : nous pays riches, nous consommons trop ; nous sommes obèses, au propre et au figuré ; nous sommes drogués à la surconsommation ; nous faisons peser le poids et les risques de notre addiction au reste du monde. Cela est, sinon dit en ces termes, au moins sous-entendu à chaque ligne de ce communiqué de presse (voir citations ci-dessus).
Faut-il autant de rapports aussi épais pour rappeler cela ?
Le mot magique, qui figurait dans une précédente publication du GIEC, n’apparaît pourtant pas dans ce document : «sobriété».

Ni les scientifiques ni la science ne sont en cause ici.
Mais où est la volonté ?
Où est la volonté de mettre les actions en accord avec les intentions ?
Même si le débat n’est pas clos avec les climato-sceptiques, climato-réalistes et autres climato-ralentistes, il n’est pas niable que notre actuel mode de vie n’est pas tenable.
Rien n’est plus difficile, lorsqu’on est alcoolique ou toxico, que d’être sobre.
Ne nous voilons pas la face, l’obstacle est considérable !
Ne nous cachons pas derrière des montagnes de rapports, affrontons l’obstacle !
L’esprit scientifique commande de ne pas se payer de mots.

Denis Monod-Broca

Ingénieur et architecte, secrétaire général de l'Afas
 

Le 12 août 1876, quatre ans donc après la création de l’Afas, à l’occasion de son 5e congrès annuel qui, cette année-là, se tenait à Clermont-Ferrand, ville natale de Blaise Pascal, Claude Bernard écrit ceci à sa grande amie Marie Raffalovich [1] :

«Chère Madame,
«J'aurais été bien mal inspiré si j'étais venu me reposer de mes fatigues au Congrès de Clermont. Depuis que je suis arrivé j'ai été constamment en scène bien malgré moi, mais j'ai fini par accepter mon rôle. Je n'ai pu arriver ici que vendredi et dès samedi j'ai fait une conférence impromptue sur la sensibilité des plantes. Hier nous sommes allés faire une excursion à Vichy. Une autre surprise m'y attendait. A la gare, le maire, le conseil municipal, les pompiers, les Orphéons nous ont reçus. Comme j'étais un des plus vieux et des plus en vue de la bande, j'ai dû m'improviser président de l'excursion. On nous a offert un banquet de 100 couverts. Il a fallu toaster, ce qui est en général, hors de mes moyens. Néanmoins je m'en suis tiré puisqu'il n'y avait pas moyen de faire autrement. Le hasard a voulu qu'il y ait à Vichy Lord Haughton, le vice-président de l'association anglaise pour l'avancement des sciences. On l'avait invité, et sa présence a fourni tout naturellement matière à des rapprochements entre les deux associations...
«L'aimable Lord a trouvé des mots et des pensées très heureuses. Il a dit qu'il fallait unir les sciences et les lettres et qu'un congrès qui venait s'établir dans le pays de celui qui a laissé ses pensées immortelles, les Lettres Provinciales, et qui a fait des expériences de la pesanteur de l'air dans le Puy de Dôme ne pouvait pas avoir d'autre but ».

Que ce lord, vice-président de l’Association anglaise pour l’avancement des sciences, est bien inspiré de suggérer cette union des sciences et des lettres sous l’égide de Blaise Pascal !

Pascal distingue trois ordres : l’ordre du corps, l’ordre de l’esprit et l’ordre du cœur. Il tient pour essentiel de ne surtout pas les confondre, chaque ordre étant ordre dans le domaine qui est le sien.

Or nous les mélangeons à qui mieux mieux. La science, qui est de l’ordre de l’esprit, c’est-à-dire de la connaissance, de l’objectivité, et la technique, qui est de l’ordre du corps, c’est-à-dire de la chair, de la vie matérielle, de la violence, se confondent aujourd’hui complètement.

Inventeur de la pascaline, la première machine à calculer, c’est-à-dire la première machine capable de concurrencer l’homme dans sa faculté unique, la pensée consciente, Pascal avait pressenti ce qui pouvait en résulter, la confusion entre les machines et les êtres vivants, entre l’ordre du corps et celui de l’esprit.

Extrait des Pensées à propos de la pascaline : «La machine d’arithmétique fait des effets qui approchent plus de la pensée que tout ce que font les animaux ; mais elle ne fait rien qui puisse faire dire qu’elle a de la volonté comme les animaux.»

Autrement dit, ne confondons pas !

A l’heure où même Elon Musk alerte sur les risques de l’IA et de ses excès, il est bon de rappeler cette grande leçon prophétique de Pascal. Cette lettre de Claude Bernard, premier président de l’Afas, à son amie Marie Raffalovich, est une bonne occasion de le faire, au moins sommairement.
 

Charles Gleyre (Chevilly, 1806 - Paris, 1874), Esquisse pour le Portrait de Madame Raffalovich, vers 1868-1869.
Huile sur toile, 11,5 x 9 cm. Musée cantonal des Beaux-Arts de Lausanne. Acquisition, 1908. Inv. 1951-067.
© Musée cantonal des Beaux-Arts de Lausanne

[1] Je tiens le texte de cette lettre de madame Catherine Guillaumat, arrière-petite-nièce de Marie Raffalovich, et auteur d’un petit livre, A la recherche du temps passé, dans lequel est retracée la vie, ce qu’elle a pu retrouver de la vie, de ses ancêtres.
Marie Raffalovich (1832-1921) était une femme étonnante. Russe, scientifique, polyglotte, issue d’une famille juive de banquiers ayant fui, au milieu du XIXe siècle, Odessa, la Russie tsariste et les persécutions contre les juifs, mariée à son oncle Hermann, banquier lui aussi, installé à Paris, elle était mère de trois enfants, tenait salon et connaissait le tout-Paris intellectuel, politique et artistique.
Elle entretint une très abondante correspondance. On lui connaît près d’une centaine de correspondants, connus ou non, certains célèbres ou très célèbres, parmi lesquels Jean Jaurès, Jules Ferry, Alexandre Millerand, Paul Doumer, Edgar Quinet, Henri Bergson, Ernest Lavisse, Marcelin Berthelot, Hector Malot.
Fréquentant les cours du Collège du France, elle y fit la connaissance de Claude Bernard, se lia d’amitié avec lui, lui servit de traductrice et d’assistante, entretint avec lui une très abondante et très régulière correspondance.
Les lettres de Marie Raffalovich à Claude Bernard ont disparu. Mais 488 de ses lettres à lui, écrites entre 1869 et 1878, sont conservées à la bibliothèque de l’Institut. La lettre citée ci-dessus est l’une d’entre elles. Elle nous touche particulièrement puisqu’il y est question de l’Afas et puisque, en cette année du quatrième centenaire de sa naissance, il y est question de Blaise Pascal.

Pierre Potier

Ingénieur
 

Gilles Personne de Roberval, détail d'un tableau d'Henri Testelin
(Public domain, via Wikimedia Common)

A l’heure où l’on célèbre les 400 ans de la naissance de Blaise Pascal, découvrons un personnage qui fut l’un de ses proches, Gilles de Roberval, connu pour sa fameuse balance, mais aussi grand savant : il est l’un de ces scientifiques du XVIIe siècle qui, dans le sillage de Galilée, pensent que l’expérimentation doit désormais primer sur les dogmes de la tradition scolastique.

Autodidacte, professeur et académicien

Gilles Personne, qui plus tard prendra le nom de Gilles Personne de Roberval, serait né en 1602 dans un champ de Picardie, alors que sa mère travaillait aux moissons. Le jeune Gilles reçoit du curé une solide instruction en latin et en mathématiques. Jeune homme, il part faire un tour de France, à la fois étudiant et maître d’école itinérant. A 26 ans, il se fixe à Paris et se lie d’amitié avec Marin Mersenne, religieux de l’ordre des Minimes et animateur passionné d’un groupe de scientifiques.
Roberval enseigne dans un collège puis décroche, à 32 ans, une chaire de mathématiques au prestigieux Collège Royal, au terme d’une compétition publique.
Le père Mersenne fonde son Académie en 1636 et Roberval en fait partie, de même qu’Etienne Pascal, le père du jeune Blaise, alors âgé de 12 ans. Mersenne et ses amis se réunissent tous les jeudis. Au menu, les grands sujets de l’époque : le vide, l’atomisme, la chute des corps, le son, la lumière, le pendule, les cordes vibrantes, la cycloïde, la parabole, les nombres. Ils correspondent avec Descartes, Beckmann, Hobbes, Torricelli, Fermat et toute une pléiade de scientifiques amateurs répartis sur le territoire français.
En 1655, Roberval obtient à vie la chaire du défunt Pierre Gassendi. Il y enseigne l’arithmétique, la géométrie, l’astronomie, l’optique, la mécanique, la géographie et la musique.
Lorsque Colbert fonde l’Académie des sciences (1666), Roberval en sera l’un des sept membres fondateurs.
Sans fortune personnelle, le «professeur royal» se devait de réussir, tous les trois ans, le concours de renouvellement de son poste de 1634 à 1655. Chaque candidat devait défier ses concurrents avec un problème à résoudre. Roberval réservait ses découvertes mathématiques à ces concours. C’est pourquoi il n’a publié que deux ouvrages durant sa vie. L’Académie des sciences publiera ses manuscrits, à titre posthume, en 1693, soit une cinquantaine d’années après leur rédaction. De ce fait, l’apport de Roberval à la science a été sous-estimé.

Un des grands mathématiciens du XVIIe siècle

Roberval a inventé la «méthode des indivisibles», préfigurant le calcul intégral de Newton : par la sommation de nombres infiniment petits, on peut calculer la surface délimitée par une courbe ou le volume généré par sa rotation. L’invention sera attribuée à l’Italien Cavalieri, faute de publication de Roberval.
En réponse à un défi lancé par Mersenne, Roberval calcule la surface délimitée par une cycloïde, courbe mythique, appelée «roulette» à cette époque (1634). C’est la trajectoire d’un clou sur une roue en mouvement (courbe rouge ci-dessous).


Beaucoup plus tard, Pascal lance un concours : il pose six énigmes à propos de la roulette, ignorant que quatre d’entre elles ont déjà été résolues par Roberval vingt ans auparavant ! Il écrira, sous un pseudonyme, une histoire de la roulette, où il donnera le beau rôle à Roberval.
Dans sa «méthode par les tangentes», Roberval détermine les composantes de la vitesse d’un point en mouvement le long d’une courbe. Il est considéré comme le père de la géométrie cinématique et (encore) précurseur de Newton.
Il associe algèbre et géométrie. Dans son traité sur les orgues, Mersenne détermine les longueurs des tuyaux en utilisant la méthode géométrique de Roberval («notre géomètre»), pour calculer la «moyenne proportionnelle» entre deux nombres.
Au soir de sa vie, Roberval entreprend le projet ambitieux de réécrire les Eléments d’Euclide, la bible des mathématiciens. Un retour aux sources qu’il n’aura pas le temps de mener à bien.

Théoricien de la mécanique et artisan de la fameuse balance

Balance de Roberval, XIXe siècle, construite par Wimmerlin, Musée des Arts et Métiers
(Frédéric Bisson, CC BY 2.0, via Wikimedia Commons)


Roberval est le premier à définir clairement la force et à calculer la résultante de plusieurs forces.
Il applique ces principes à la conception de sa balance, qu’il présente en latin devant l’Académie des sciences, le 21 août 1669 ! Sa particularité : les plateaux sont situés au-dessus des fléaux. La pesée est indépendante de l’endroit du plateau où l’on pose l’objet, grâce à un parallélogramme articulé composé des fléaux et contre-fléaux. La balance fut d’abord fabriquée en Angleterre sous le nom de «balance française». En 1804, blocus continental oblige, la fabrication passe en France sous le nom de «balance anglaise». On finit par la nommer «balance Roberval» et sa production en grande série est lancée (1850). Elle est encore fabriquée aujourd’hui, en quantité très limitée.

Un astronome de terrain

Roberval partage avec son ami Gassendi la passion de l’observation astronomique, qui fera l’objet de treize manuscrits. Il définit une méthode de mesure de la parallaxe du Soleil ; il mesure l’élévation de l’étoile polaire, six mois durant ; il observe une éclipse de Vénus par la Lune. Il entretient de longs échanges avec Huygens sur les anneaux de Saturne.

Physicien et expérimentateur hors-pair dans la «querelle du vide»

Le Florentin Torricelli réalise une expérience fondamentale en 1644. Un tube rempli de mercure est retourné dans un bac rempli du même liquide (voir figure ci-contre : Baromètre à mercure de Torricelli, Ruben Castelnuovo (Ub), Public domain, via Wikimedia Commons). La colonne de mercure descend de A et s’immobilise en C, à une hauteur de 76 cm au-dessus du bac. Deux questions vont faire l’objet de débats passionnés : que contient la chambre AC ? comment tient la colonne BC ? Selon Torricelli, la chambre ne contient que du vide et c’est le poids de l’air pressant la surface du bac qui tient le mercure en suspension dans le tube.
Des précurseurs ont déjà démontré la pesanteur de l’air et même sa raréfaction avec l’altitude, dans les années 1630. C’est le cas de Jean Rey, médecin périgourdin et correspondant de Mersenne.
L’expérience de Torricelli déclenche, en France, la «querelle du vide». Pour les scolastiques, Torricelli a tout faux car le vide n’existe pas et l’air n’a pas de poids. Pour les cartésiens, la chambre est pleine de la «matière subtile» de Descartes. Quant aux «modernes» du groupe de Mersenne, Pascal père et fils, Roberval, Auzout, Petit, Gassendi, leurs avis évoluent en fonction des expériences qu’ils font : à Rouen, le jeune Pascal met en œuvre des tubes de 10 m de haut et des fluides variés : mercure, eau, huile, vin ! Roberval teste des variantes ingénieuses : le tube incliné, le tube chauffé, l’introduction d’une bulle d’air, d’une goutte d’eau. Dans la chambre, on enferme une mouche (qui survit), un oiseau (qui périt). Mersenne a même envisagé (sans le faire !) d’y placer un être humain, muni d’un marteau d’urgence. Aucune de toutes ces expériences ne fut vraiment concluante.
Roberval réalise alors l’expérience dite de «la vessie de carpe». On place celle-ci, bouchée, dans la chambre : à la surprise générale, elle gonfle ! Roberval déduit que l’air occupe spontanément tout l’espace disponible (pas évident à l’époque) et qu’il y a un vide, au moins partiel, dans la chambre. Il a reproduit cette expérience spectaculaire une centaine de fois en public.
Roberval réalise l’expérience cruciale dite «du vide dans le vide» qui permet, par un montage ingénieux, de faire varier et même annuler la pression de l’air sur la surface du bac et de confirmer sans équivoque la thèse de Torricelli. Auzout, et peut-être Pascal, auraient aussi réalisé séparément cette expérience (il y a débat sur la question). Quelques mois plus tard, l’expérience du Puy-de-Dôme de Pascal confirmera ces résultats.

L’Aristarque français

En 1644, paraît un petit volume présenté comme un traité traduit en latin du philosophe grec Aristarque de Samos (270 av.J.-C.), complété par des commentaires de Roberval. En réalité, il s’agit d’un canular et c’est Roberval qui a tout écrit. Le vrai Aristarque avait défendu la thèse de l’héliocentrisme, que, dans sa préface, Roberval privilégie comme «le plus simple et le plus conforme aux lois de la nature». Une dizaine d’années après la condamnation de Galilée, cette adhésion publique de Roberval au modèle copernicien, et plus encore la réédition de l’ouvrage par le père Mersenne en 1647, ne manquent pas de panache.

Précurseur de la loi d’attraction universelle

Roberval est remarquablement en avance sur son temps, et précurseur de Newton, en ce qui concerne la gravitation et la pesanteur. «Une attraction mutuelle ou un désir naturel que les corps ont de s’unir ensemble», écrit-il à Fermat. «L’attraction képlérienne est la cause du poids des corps». Newton n’aurait pas dit mieux. Il affirme aussi avec raison que le fil à plomb est dévié par une montagne proche. Descartes, qui explique tout par un système de tourbillons, qualifie d’absurde l’action à distance. Idée reprise par Huygens dans un long débat avec Roberval à l’Académie, sous la forme de vingt pages de mémoires échangés d’août à octobre 1669.

Penseur sur le rôle de la science

Roberval se montre modeste et pragmatique dans sa vision de la science. La science ne cherche pas à accéder à l’essence des choses. Elle observe les phénomènes, en note les régularités et formule les lois mathématiques qui les régissent. Il n’est pas nécessaire de connaître la nature de la lumière pour en décrire les lois. La métaphysique n’est de nul secours. Ce à quoi Descartes s’oppose, naturellement.

«Un homme fier, ardent et contentieux» (Leibnitz)

Le caractère entier et querelleur de Roberval n’est pas toujours apprécié : «Le plus grand géomètre de Paris est l'homme le plus désagréable dans la conversation» (Arnault). «Toute la compagnie trouva fort étranges la rusticité et la pédanterie de Monsieur de Roberval» (Boulliau).
S’il ne séduit pas dans les salons parisiens, Roberval est un professeur très populaire, donnant ses cours en latin ou en français dans des salles bondées de cent élèves. Ses conférences publiques sont très prisées. Il sait expliquer les choses dans un langage simple et se targue de se faire comprendre par des gens peu instruits.
Il n’est pas marié, a toujours habité au même domicile, dans le collège de ses débuts. Il semble avoir mené une vie simple, dédiée à l’enseignement et à la recherche.
Il a la confiance de Colbert. Il est l’ami de Mersenne, Gassendi et Etienne Pascal. Il a probablement donné des cours au jeune Blaise. Celui-ci fera de lui le dépositaire et le «vendeur agréé» de sa machine à calculer (qu’il va présenter à Descartes !). Les Pascal et Roberval ont beaucoup coopéré durant les expériences sur le vide.
Le conflit entre Descartes et Roberval est caricatural. Descartes est hautain et péremptoire. Roberval est plutôt prudent et habité par le doute, sauf lorsqu’il s’agit de ferrailler avec Descartes, son ennemi préféré ! Ils se sont opposés sur presque tout : le vide, l’atomisme, la gravitation, l’attraction des corps, le pendule, la métaphysique. Mersenne, leur ami commun, tentera, en vain, de les réconcilier. Sur les points importants de désaccord, l’avenir donnera raison à Roberval.

Pionnier de la science moderne

Roberval est un homme de science complet, capable tout à la fois de réfléchir à la gravitation, de calculer la surface de la cycloïde, d’observer les anneaux de Saturne, de concevoir et réaliser des expériences décisives sur la dilatation et la pesanteur de l’air, de construire une balance qui sera appréciée durant trois siècles. Acteur majeur de ce que l’on a appelé la révolution scientifique du XVIIe siècle, il est l’un des pionniers de notre science moderne.

 

Bibliographie
Jacques Attali, Blaise Pascal ou le génie français, 2000.
Léon Auger, Gilles Personne de Roberval, 1962.
Louis Rougier, De Torriccelli à Pascal, 1925.
Vincent Jullien, Divers articles sur Roberval.