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Jeanne Brugère-Picoux

Professeur honoraire de pathologie médicale du bétail et des animaux de basse-cour (Ecole nationale vétérinaire d’Alfort), membre de l’Académie nationale de médecine, présidente honoraire de l’Académie vétérinaire de France
 
abattoirs

Après les clusters notifiés dans des abattoirs en France, aux Etats-Unis ou en Allemagne (où le plus gros abattoir d’Europe vient d’être touché avec plus de 700 cas) et le marché alimentaire de Pékin, les Britanniques s’inquiètent de nouveaux foyers dans des abattoirs au Pays de Galles et en Angleterre (https://www.telegraph.co.uk/global-health/science-and-disease/revealed-meat-processing-plants-ideal-incubator-coronavirus/).

Comme dans les cas précédents, l’apparition de ces cas de Covid-19 est favorisée par :

  • l’environnement de ces abattoirs (bâtiments froids et humides, sans lumière naturelle, sans soleil, difficultés pour les employés de maintenir une distance physique aux vestiaires, pendant le travail à la chaîne, en salles de repos) ;
  • il est également difficile pour les employés de porter des masques en permanence, les travailleurs ayant tendance à ne couvrir que leur bouche, pas leur nez, et réajustant fréquemment leurs masques ;
  • le bruit dans l’abattoir oblige les travailleurs à se rapprocher les uns des autres lorsqu'ils parlent ou crient, ce qui peut augmenter la projection de particules virales.

Les facteurs socio-économiques sont également importants : dans une usine, de nombreuses langues différentes peuvent être parlées, rendant difficiles une distance physique et la mise en place des mesures de biosécurité ; le personnel arrive souvent après avoir voyagé en groupe (bus, covoiturage), permettant une diffusion du virus à l’extérieur ; il peut s’agir aussi de personnes vivant des conditions précaires (logements avec une forte densité humaine, familles nombreuses avec présence de personnes âgées vulnérables, étrangers recrutés en sous-traitance...).

Pierre Potier

Ingénieur
 

Delambre et Méchain
Jean-Baptiste Delambre (à gauche) et Pierre Méchain (à droite)

Du chaos à l’universel

Le système de mesure des longueurs en Europe au XVIIIe siècle est un véritable chaos. Non seulement les unités prolifèrent (la lieue, la toise, le pied, l’aune, la perche, la verge, la palme, la canne, le pouce, la ligne), mais chacune varie selon les villes, les régions, les corporations et même l’objet mesuré! Le pied de Besançon diffère du pied de Dijon ; l’aune de Paris vaut deux fois celle de Strasbourg ; la toise des charpentiers n’est pas celle des arpenteurs. En France, on dénombre treize lieues, sept toises, dix pieds, onze aunes. Les fraudes, les querelles, les procès sont fréquents. De Philippe Le Bel à Louis XIV, toutes les tentatives de simplification ont échoué.

Il semble admis que la nouvelle unité de longueur devra être unique, basée sur une référence universelle, accessible à tous. Beaucoup proposent la longueur d’un pendule battant la seconde, à l’image de l’Italien Buratti avec son metro cattolico (1675). Mais on découvre bientôt que la période du pendule dépend de sa latitude, ce qui le rend un peu moins universel.

Gabriel Mouton, vicaire à Lyon, propose en 1670 un système innovant à double titre : il est décimal (et non duodécimal) et il se réfère au méridien (et non le pendule). C’est, avec plus d’un siècle d’avance, l’ossature du futur système métrique. Une solution semblable est proposée en 1720 par Jacques Cassini, dit Cassini II (de l’exceptionnelle dynastie qui a régné 125 ans sur l’Observatoire de Paris).

La longueur du méridien serait-elle donc la référence universelle idéale ? Encore faudrait-il s’entendre sur sa forme! Selon Newton, la Terre est aplatie aux pôles, comme une pomme. Les fidèles à Descartes, dont Cassini II, pensent qu’elle est élancée, comme un citron. Pour trancher la question, deux expéditions sont lancées en 1736, l’une en Laponie, dirigée par Maupertuis, l’autre au Pérou, dans le but d’y mesurer la longueur d’un degré de méridien. C’est la théorie de Newton qui est confirmée : Maupertuis «a aplati la Terre et les Cassini», raille Voltaire.

Un projet révolutionnaire

La Révolution s’empare de la réforme du système de mesures, dans l’esprit de rationalité et d’universalité hérité des Lumières et porté par Condorcet.
Lancée par Talleyrand, une tentative d’accord franco-anglais, basé sur le pendule, avorte vite, chacun voulant la référence chez lui!

Une commission de savants (Condorcet, Borda, Laplace, Lagrange, Monge) prône alors l’instauration du système métrique, où le mètre est la dix-millionième partie du quart du méridien, une référence universelle «qui puisse convenir à tous les peuples». Pour établir la longueur du méridien, on en mesurera la portion qui va de Dunkerque à Barcelone. L’Assemblée constituante vote le projet en mars 1791.

La veille de sa fuite à Varennes, Louis XVI, faisant preuve d’un sang-froid étonnant, interroge Cassini IV sur la nécessité de refaire ces mesures de méridien, déjà en partie réalisées par son père et son grand-père en 1740. Cassini IV explique que les nouvelles mesures seront quinze fois plus précises : un véritable saut technologique dû au nouvel instrument de visée, ou «cercle répétiteur», mis au point par Borda.
L’arc de méridien (1070 km) sera mesuré par triangulation, «maillé» par une centaine de triangles. Avec le cercle de Borda, on mesurera chaque angle en visant les sommets surélevés (clochers, tours, pics) ainsi que la latitude en cinq points de l’arc. De plus, on arpentera deux bases de 10 km.
 

Cercle répétiteur de Borda, Musée des arts et métiers (à gauche)
Triangulation de Dunkerque à Barcelone (à droite)

Cercle répétiteur de Borda    Les triangles de Dunkerque à Barcelone

L’opération sera réalisée par deux astronomes, expérimentateurs hors pair : Jean-Baptiste Delambre, 42 ans, assisté de l’ingénieur Bellet, réalisera les mesures de Dunkerque à Rodez, et Pierre Méchain, 47 ans, assisté de l’ingénieur Tranchot, de Barcelone à Rodez. On estime le temps de l’opération à un an. C’est sans compter les désordres de la révolution et quelques autres contrariétés!
  

L’aventure commence... et s’arrête

Le grand départ a lieu en juin 1792. Chaque équipe dispose de deux voitures et de deux cercles de Borda. Dès sa sortie au nord de Paris, Delambre est soumis à de fréquents contrôles. Ses interlocuteurs sont perplexes : en quoi la mesure de la Terre est une urgence nationale alors que les Prussiens menacent d’envahir le pays? Delambre doit improviser de véritables séminaires de cartographie devant un public sceptique. On le prend pour un espion, ou pire, un aristocrate en fuite. Un jour, Delambre et Bellet doivent affronter une foule menaçante et passer la nuit cachés à la mairie. Malgré ces conditions pénibles, ils parviennent à mesurer quelques triangles autour de Paris.

De son côté, Méchain arrive rapidement à Barcelone, repère les sites, installe les stations de mesures et effectue les visées. Le cercle de Borda fait merveille. Méchain enchaîne avec les mesures nocturnes de latitude de Montjouy, à l’extrémité sud de l’arc. Il découvre au passage une nouvelle comète. C’est sa spécialité!
Après neuf mois, Méchain a déjà accompli plus de la moitié de sa mission, et Delambre seulement un dixième!

Muni d’un nouvel ordre de mission, sans référence au roi, qui a été guillotiné, Delambre fonce vers le nord : il se retrouve dans le flot des milliers de volontaires qui partent faire barrage à la coalition anglo-prussienne (mai 1793). A Dunkerque, il amorce sa descente vers le sud, en mesurant ses triangles. Près d’Orléans, alors qu’il vient de construire une tour en bois de 20 m de haut (janvier 1794), la terrible nouvelle tombe : Paris a décidé mettre fin à l’opération. Delambre est démis de ses fonctions. Bien que sous le choc, il a le cran d’achever sa phase de travail avant de rentrer à Paris, où il subit des interrogatoires. Son sort est incertain. C’est le régime de la Terreur. Condorcet est mort en prison. Lavoisier est guillotiné : c’est la stupeur dans l’Europe scientifique.

Le piège espagnol

Du côté de Méchain, les affaires ne vont guère mieux : l’Espagne et la France sont en guerre. Méchain se retrouve en résidence surveillée à Barcelone (début 1793). Lors d’une visite technique, il est frappé violemment par le levier d’une pompe. Il reste plusieurs jours dans le coma, entre la vie et la mort. Il souffre de fractures de la clavicule et des côtes.
En octobre, encore handicapé du bras droit, il s’attaque, avec Tranchot, aux triangles espagnols des Pyrénées, malgré les combats qui sévissent dans cette région frontalière. Ils louent guides et mules. Tranchot installe les stations et Méchain le suit de quelques jours pour les visées. Un jour, Tranchot est fait prisonnier par des troupes françaises et ce n’est qu’après plusieurs semaines qu’il rejoint Méchain, devenu soudain méfiant vis-à-vis de son collègue. Ils achèvent tous les triangles espagnols fin 1793.
Ils n’ont toujours pas le droit de quitter le pays. Méchain, qui est un perfectionniste, décide de mesurer la latitude de Barcelone, un supplément non prévu au programme, qui, incroyablement, va bouleverser sa vie!
Après trois mois de relevés d’étoiles, il compare les latitudes de Montjouy et de Barcelone, distantes de 1,5 km. Il est pétrifié : il constate une différence substantielle de trois secondes de degré avec l’écart théorique. Méchain vérifie ses calculs. Aurait-il fait une erreur de manipulation? Sa réputation est en jeu. Il préfère ne pas en parler. Funeste décision car il va devoir vivre seul avec le poids de son secret.
En juin, l’équipe est autorisée à quitter l’Espagne pour l’Italie, pays neutre. Ils se rendent par bateau à Gênes.

Reprise des travaux

Mai 1795 : convaincu de son intérêt militaire, le général Calon obtient que la campagne de mesures soit reprise. Delambre est réhabilité (avec désormais un salaire!). Avec Bellet, il retourne à ses chers triangles, après dix-sept mois d’arrêt. Autour de Bourges, les sans-culottes ont détruit la moitié des clochers et Delambre doit construire des tours en bois.
Il reçoit une lettre de neuf pages de Méchain, fébrile, en proie au doute, et déterminé à retourner à Barcelone pour y refaire des mesures (il ne mentionne pas l’écart de trois secondes). Delambre l’en dissuade et cherche à rassurer son collègue. Dans un beau geste d’amitié, Delambre, célibataire, transfère son récent avantage salarial à Méchain, dont la famille vit à Paris.

Revenus sur le sol français, Méchain et Tranchot sont dans les difficiles montagnes de Corbière : au Pech de Bugarach, le sommet est si étroit que l’on ne peut y installer la station de mesure et la tente, les obligeant à des ascensions journalières périlleuses. Méchain se montre abattu et sans ressort. Tranchot piaffe : il veut participer davantage aux mesures (il a déjà cartographié toute la Corse). Méchain refuse, sans raison. La relation entre les deux hommes se détériore.

Début 1797, Delambre est à Evaux : il mesure la latitude, installé pour trois mois dans une chambre d’où il observe une portion du ciel nocturne. Il apprécie ce confort : lors des mesures de triangles, ils sont souvent coincés dans des clochers encombrés de charpentes ou pris de vertige au sommet de tours instables ou exposés aux vents sur des cimes glaciales, sans parler des nuits à la belle étoile!
Delambre et Bellet amorcent ensuite la dernière ligne droite avant Rodez. A Bort-les-Orgues, un déversement naturel de boue dans les rues les rend suspects : on détruit leur station! A Salers, ils couchent dix nuits dans un abri à vaches et se nourrissent de lait et de fromages. Soudain, ils rencontrent... Tranchot! Il a quitté Méchain, après lui avoir préparé ses stations de mesure au nord de Carcassonne. Les trois compères arrivent à Rodez, terme de leur mission, le 26 août 1797. Dans son journal, Delambre cite un vers en latin de L’Enéide de Virgile : «Là cessent mes travaux ; j’atteins le terme de mes longues courses». Il va bientôt retrouver à Paris la jeune veuve qu’il a récemment rencontrée...

Fin de parcours compliquée

Méchain reste prostré tout l’été 1797 à Carcassonne, hébergé chez un ami. Il ne va pas voir sa famille à Paris, refuse de recevoir son épouse. Dans ses lettres, il se dénigre constamment et ne voit son salut que dans un mythique retour à Barcelone. Borda le secoue : «Comportez-vous en homme de science!». En novembre, Méchain est au pic de Nore, redoutable pour son froid. Le brouillard l’oblige à différer sans cesse ses mesures : il va y monter trente fois!

Faisant preuve d’un remarquable esprit d’ouverture, l’Académie invite les savants de dix pays européens à participer aux derniers calculs du mètre en septembre, à Paris. Ce sera la première conférence scientifique internationale de l’histoire.

Avril 1798 : Delambre est de retour à la tâche, à Melun, pour l’importante mesure de la base de 10 km qui va donner l’échelle à l’ensemble des calculs. Avec Bellet et Tranchot, il pose des règles de platine de deux toises (4 m), selon une procédure délicate, minutieusement préparée. Après 41 jours de mesures, a lieu la cérémonie de clôture, où Bougainville et Humboldt sont invités d’honneur, après quoi l’équipe part répéter l’opération à Perpignan.

Septembre : les savants étrangers arrivent à Paris. Leur hôte est Jérôme Lalande, 66 ans, le pape de l’astronomie et personnage haut en couleurs. Il est très nerveux devant l’incapacité de Méchain à boucler ses travaux : il est dans les montagnes Noires, une région de rebelles, qui requiert la protection de gardes armés. Lalande somme Delambre d’aller remplacer Méchain. Mais ce dernier refuse obstinément et ajoute même qu’il n’ira pas à Paris! Delambre attend à proximité, avec une patience admirable : dix jours, vingt, trente, quarante, cinquante jours!

Novembre : Delambre rencontre enfin Méchain à Carcassonne et le convainc en trois jours de l’accompagner à Paris. Lalande, qui n’y croyait plus, annonce leur arrivée aux congressistes. C’est par ce dénouement inespéré que s’achève l’extraordinaire odyssée de six ans de nos deux savants.

Les festivités passées, Méchain fait encore monter la pression... avant de livrer un résumé de ses mesures, le 22 mars. La commission (deux étrangers, deux Français) calcule tous les triangles et la longueur de l’arc selon trois méthodes différentes. Surprise de taille : la courbure de l’arc est irrégulière et moins excentrée que prévue. Le calcul du mètre doit en tenir compte. Le rapport de synthèse est rédigé par le Hollandais Van Swinden, fixant la longueur du mètre en toises de l’Académie. Les étalons sont fabriqués par l’artisan expert Lenoir : deux en platine, et dix en acier pour les délégués étrangers.
Le 10 décembre 1799, la base légale du mètre devient l’étalon de platine déposé aux Archives.

Epilogue

Nommé directeur de l’Observatoire (c’était une promesse), Méchain broie encore du noir. Toujours sous l’emprise de son obsession, il part pour les Baléares, en avril 1803, avec son fils de 17 ans, pour des mesures de méridien. Il y connaît une série de contretemps malheureux et meurt de la malaria près de Valence, le 8 octobre 1804. Il ne se sera jamais remis du choc de Barcelone.

Delambre (jeune marié!) récupère les milliers de pages de mesures de Méchain et découvre l’écart de Barcelone. Il écrit un rapport de 2400 pages sur les six années de mesures, un modèle de transparence et de rigueur (1807). Il n’élude pas l’anomalie de Barcelone et montre qu’elle n’affecte en rien le résultat final. Durant les quinze dernières années de sa vie, Delambre publiera deux gros ouvrages de référence en astronomie et jouira d’un prestige considérable dans le monde.

En 1828, Nicollet, élève de Laplace, revisite la fameuse mesure de Barcelone à la lumière des nouvelles théories de l’erreur de Legendre et de Gauss et il montre qu’il n’y a pas d’anomalie! Méchain avait bien mesuré selon les règles de l’art mais il ne disposait pas encore, pour son malheur, des outils mathématiques pertinents pour traiter un grand nombre d’observations.

Dernier épisode : Santa Barbara, Californie, XXe siècle : on découvre chez un collectionneur l’exemplaire du rapport de Delambre, avec ses notes manuscrites. Il s’avère que Méchain avait maquillé des résultats pour les faire paraître plus cohérents. Delambre a rétabli les données brutes dans le rapport publié. Mais il n’a pas dévoilé la fraude. Delambre est indulgent devant cette tentative naïve de sauver les apparences, venant d’un homme tourmenté. Il s’en veut de ne pas avoir su lire entre les lignes des lettres de son collègue.

L’impact de la dépression de Méchain sur le cours de l’expérimentation nous rappelle que la science se construit avec des êtres humains, de chair et d’os. Delambre s’est révélé exemplaire : son soutien a été permanent, mais jamais au détriment de la rigueur scientifique.

La campagne de mesures du mètre, inédite par l’ampleur et la précision des données recueillies, a permis de découvrir que le méridien terrestre n’est pas l’ellipse parfaite de Newton. Lorsqu’on la regarde dans le détail, la boule terrestre a une forme plutôt cabossée ! Les méridiens ne sont pas tous de longueur égale et ne sont donc pas une référence universelle.

Aujourd’hui, la mesure du même arc de méridien par satellites donnerait un mètre plus long de 0,02%, soit l’épaisseur de deux feuilles de papier. Ce résultat force l’admiration pour ces deux savants qui ont réussi une véritable prouesse technique malgré les rudes conditions physiques, les évènements tragiques et les aventures multiples qu’ils ont vécus.

Le mètre triomphe lentement

Après sa naissance laborieuse, le mètre, comme l’ensemble du système métrique, mal présenté, trop politisé, est boudé par la population française, déjà soumise à beaucoup d’autres changements. Napoléon en suspend l’application. C’est seulement en 1837 qu'après des débats passionnés, le mètre devient obligatoire en France, alors qu’il l’est déjà depuis vingt ans en Hollande et Belgique.

Les Italiens puis les Allemands l’adoptent, voyant en lui un ciment de leur unification.
En 1870, le mètre reçoit un appui décisif de l’Association européenne de géodésie, qui le choisit. Son président, le général prussien Baeyer, déclare : «En vérité, le mètre tire une bonne part de son prestige de l’idée, flatteuse pour la fierté humaine, que nos mesures quotidiennes sont tirées des dimensions du globe».
En 1889, le Bureau international des poids et mesures est créé. Un nouvel étalon est construit. La référence au méridien terrestre disparaît.
Le mètre est adopté par la Grande-Bretagne (1965) et le Canada (1970).

Aujourd’hui, le mètre, cette longueur résultant des mesures et des calculs réalisés de 1792 à 1799 par Delambre, Méchain et leurs collègues, ce même mètre est défini par la communauté scientifique internationale comme la distance parcourue dans le vide par la lumière en 1/299 792 458 de seconde. Le mètre a maintenant une vraie référence universelle. Et il est utilisé par 95% de la population mondiale. Après tout, le rêve de Condorcet et ses amis semble bien réalisé.

Alain Delacroix

Professeur honoraire, chaire "Chimie industrielle - Génie des procédés" du Conservatoire national des arts et métiers
 
polypropylène
 

La crise sanitaire que nous venons de vivre a bousculé un certain nombre d’idées reçues chères à notre «ancienne société». On a notamment (re)découvert que les objets en plastique jetables, dont certains seront bientôt interdits, sont très utiles dans les hôpitaux, et que les matières plastiques (adjectif ô combien péjoratif) sont nécessaires pour protéger nos denrées alimentaires, fabriquer les écrans de protection, les masques chirurgicaux et FFP, etc.

Dans le cadre de la pandémie actuelle, plusieurs types de masques sont utilisés. Certains sont des dispositifs médicaux (masques chirurgicaux), d’autres sont des équipements de protection individuelle EPI (masques FFP : filtering facepiece). Ils répondent à des normalisations différentes et n’ont pas les mêmes propriétés. Pour autant, ils sont constitués majoritairement de polypropylène non tissé. Les microparticules et les virus se fixent sur les filaments du polypropylène hydrophobes par des forces électrostatiques de type Van der Waals.

Ce polypropylène devient omniprésent car un masque pesant environ quatre grammes, un milliard de masques (il y en a probablement beaucoup plus !) représentent quatre mille tonnes, qui risquent d’être dispersés dans la nature par des utilisateurs inconscients. Du coup, il est accusé d’être polluant – et même d’être un perturbateur endocrinien alors que c’est le bisphénol A qui l’est. Pourtant le propylène et son polymère ne sont pas toxiques et ont un très grand nombre d’applications.

Le monomère, propène ou propylène, est produit par vapocraquage à haute température de produits pétroliers, dont le naphta qui est une essence lourde. En France, les vapocraqueurs transforment près de 9,5 millions de tonnes par an et produisent près de 1,6 millions de tonnes de propylène.

La polymérisation de ce monomère est complexe car le groupe méthyle rend l’opération différente de celle de son homologue plus simple, l’éthylène CH2=CH2. En effet, le groupe méthyle peut se situer du même côté de la chaîne carbonée et c’est le PP isotactique ; de part et d’autre alternativement et c’est le PP syndiotactique ; ou au hasard et c’est le PP atactique.

C’est au début des années cinquante que les chimistes Karl Ziegler et Giulio Natta mettent au point une polymérisation stéréorégulière du propylène, ce qui leur vaudra le prix Nobel en 1963. Les catalyseurs sont très sophistiqués et les premiers sont constitués par du tétrachlorure de titane associé à des composés organo-aluminiques. La structure du polypropylène obtenu est cristalline, ce qui confère au produit des qualités assez extraordinaires. En plus, il est facilement travaillable car on peut le mouler, l’extruder et le filer, d’où un nombre incalculable d’applications :

  • construction automobile : pare-chocs, tableaux de bord, habitacle, réservoirs d’essence et de liquide de freins,
  • emballage alimentaire,
  • tissus d’ameublement, tapis,
  • cordages, entre autres pour la Marine, ficelles agricoles,
  • vêtements professionnels jetables,
  • géotextiles, géomembranes,
  • adjuvants de bétons,
  • isolants : transformateurs, gaines...

Le polypropylène est donc paré de presque toutes les qualités. En revanche, il reste le grave problème, commun à tous les plastiques, de son élimination et de son recyclage après utilisation. Dans le cas du polypropylène, on a la chance qu’il soit recyclable plusieurs fois et que, lorsqu’il est trop dégradé, on puisse l’incinérer, ce qui ne fournit que du gaz carbonique et de l’eau.

Toutefois, une partie des 70 millions de tonnes produites par an dans le monde finissent dans les océans. Cela concerne particulièrement la France, qui est le pays ayant les deuxièmes plus grande zone économique maritime et plus grande surface sous-marine au monde. Il est ainsi très regrettable que l’atoll français Clipperton, complètement désert et situé à 1000 km de la terre la plus proche, soit couvert de déchets plastiques. Curieusement, les très nombreux oiseaux qui y habitent font leurs nids avec ces déchets. Peut-être trouveront-ils très confortables les masques chirurgicaux que les humains peu scrupuleux jettent n’importe où.

Jeanne Brugère-Picoux

Professeur honoraire de pathologie médicale du bétail et des animaux de basse-cour (Ecole nationale vétérinaire d’Alfort), membre de l’Académie nationale de médecine, présidente honoraire de l’Académie vétérinaire de France
 
encéphalite à tiques et fromages

Apparition d’un foyer d’encéphalite à tiques dans l’Ain

L’annonce, le 28 mai 2020, d’un foyer de cas d’encéphalite à tiques (EAT) confirmés (10 cas, dont un décès qui ne semble pas être directement lié à cette virose) ou probables chez 26 habitants dans l’Ain par l’Agence régionale de santé Auvergne-Rhône-Alpes et la préfecture de l'Ain a surtout surpris par le caractère exceptionnel de l’origine de l’infection : des fromages au lait cru de chèvre d'une exploitation agricole du bassin d'Oyonnax (ces produits auraient été consommés par au moins 50% des personnes malades). En effet, l’EAT est l'une des zoonoses virales les plus importantes transmises par la morsure d’une tique infectée. Elle est due à un flavivirus (Tick Borne Encephalitis virus ou TBEV). Il existe trois sous-types principaux de TBEV (européen, sibérien et extrême-oriental), le sous-type européen étant transmis principalement par la tique Ixodes ricinus (Ixodes persulcatus transmettant les autres sous-types). La transmission alimentaire par la consommation d’un lait ou d’un produit laitier non pasteurisé provenant d’un ruminant infecté, considérée comme rare, n’avait jamais été décrite en France [1] jusqu’à cette suspicion récente. Exceptionnellement, une contamination au laboratoire par piqûre ou par aérosols est également possible.

Aspects cliniques de l’encéphalite à tiques chez l’Homme

Comme dans le cas d’une autre flavivirose due à l’agent de l’encéphalomyélite ovine (ou louping ill), proche du TBEV, l’encéphalite à tiques est asymptomatique dans 75% des cas. Lorsqu’il y a des symptômes, on observe une évolution biphasique caractéristique. Après une période d’incubation d’environ 8 jours, la première phase clinique se traduit par des symptômes non spécifiques de type grippal pendant 2 à 4 jours (hyperthermie, fatigue et douleurs musculaires). Ces symptômes avaient amené les médecins à suspecter la Covid-19 dans l’Ain. Puis, après une semaine asymptomatique, des troubles nerveux peuvent apparaître chez le tiers des malades, variant d’une méningite modérée à une encéphalite sévère ou une méningo-encéphalo-myélo-radiculite. Le taux de mortalité varie de 1 à 2% avec la souche européenne de TBEV. Les séquelles neurologiques (troubles cognitifs) peuvent être observées chez près de 10% des malades.

Encéphalite à tiques : maladie en augmentation constante en Europe

De 1990 à 1994, on a pu observer une augmentation des cas d’EAT dans les pays de l'espace économique européen, peut-être du fait d’une surveillance accrue, puis de 1995 à 2009, une certaine stabilité avec 2000 à 4000 cas déclarés par an [2]. En 2012, la maladie accompagnée de troubles neurologiques est devenue à déclaration obligatoire dans l’Union européenne. Une enquête concernant l’EAT a été réalisée sur 2012 à 2016 en Europe [3] : 23 pays de l’Union européenne ont déclaré 12 500 cas d’EAT (l’Irlande et l’Espagne ne déclarant aucun cas), dont 93% ont été confirmés (11 623) et 7% probables (783). Les Pays-Bas ont déclaré des cas à partir de 2016. Deux pays (République tchèque et Lituanie) ont représenté 38,6% de tous les cas signalés, malgré un effectif ne représentant que 2,7% de la population sous surveillance. Le taux annuel de notification a fluctué entre 0,41 cas pour 100 000 habitants en 2015 et 0,65 en 2013 sans modification significative. La Lituanie, la Lettonie et l'Estonie avaient les taux de notification les plus élevés avec respectivement 15,6, 9,5 et 8,7 cas pour 100 000 habitants. Au niveau infranational, six régions avaient des taux de notification annuels moyens supérieurs à 15 cas pour 100 000 habitants, dont cinq dans les pays baltes. Environ 95% des cas ont été hospitalisés et le taux de mortalité global était de 0,5%. Sur les 11 663 cas signalés avec des informations sur le statut d'importation, 156 (1,3%) ont été déclarés importés. Moins de 2% des cas avaient reçu deux doses ou plus de vaccin contre l’EAT.

Le dernier rapport du Centre européen de prévention et de contrôle des maladies (ECDC, 2019) [4] annonce les premiers cas d’EAT décrits au Danemark et 3212 cas d’EAT en Europe en 2018, dont 96,3% ont été confirmés (25 en France). Une recherche du TBEV et du virus de l’encéphalomyélite ovine (Louping ill virus ou LIV) réalisée entre 2018 et 2019 sur 1309 cervidés en Angleterre et en Ecosse a permis de démontrer que le TBEV était aussi présent au Royaume-Uni [5].

Les pays les plus touchés ont été la Lituanie, la Slovénie et la République tchèque avec respectivement 13,6, 7,4 et 6,7 cas pour 100 000 habitants, alors que la moyenne européenne était de 0,6 pour 100 000 comme dans les trois années précédentes. En comparant avec les données de 2017, le nombre de cas déclarés a doublé en Slovaquie et a augmenté de 22,4% en Allemagne. Dans les régions endémiques, la vaccination a permis d’observer une diminution du nombre des cas (de 23,2% en Lituanie en 2018).

Plusieurs pays avaient signalé l’augmentation des cas d’EAT sur leur territoire, notamment la Suisse qui, de 100 cas annuels déclarés ces cinq dernières années a notifié 251 cas à la fin du mois d’octobre 2019 [6].

En France, depuis 1968 avec la description du premier cas humain, on a surtout observé une dizaine de cas par an en région alsacienne puis, à partir de 2003 un ou deux cas en Haute-Savoie et, en 2006, un premier cas dans le Sud-Ouest (soit 1 cas pour 100 000 habitants). Une augmentation marquée des cas d’EAT en France a été observée en 2016 [7] : 54 cas, dont 46 avec des troubles neurologiques (9 malades ont gardé des séquelles pendant les 15 jours à 8 mois suivants) et une enquête sérologique montrant 5,89% de séropositifs sur 1643 échantillons sanguins. La région alsacienne est ainsi passée de 0,5 cas à 1,33 cas pour 100 000 habitants.

Aspects épidémiologiques de l’encéphalite à tiques

Plusieurs facteurs interviennent pour favoriser l’apparition d’une EAT. Le plus souvent, il s’agit des mêmes risques connus pour la maladie de Lyme (morsure de tique) mais l’origine alimentaire d’une EAT a peut-être été sous-estimée ces dernières années.

Région géographique

La surveillance de l’EAT a permis de définir des régions fortement endémiques (plus de 5 cas pour 100 000 habitants par an). La République tchèque, l'Estonie, la Lettonie, la Lituanie et la Slovénie ont des zones fortement endémiques (incidence supérieure à 10 pour 100 000 habitants). L’EAT est également un problème important en Pologne, en Slovaquie et en Hongrie. Les taux d'incidence de l'EAT varient considérablement, non seulement entre les pays mais aussi au sein des régions comme en Suède, en Finlande, en Autriche, dans le nord de la Suisse ou le sud de l’Allemagne.
 

Fig. 1 : Distribution des cas d’encéphalites à tiques déclarés par 100 000 habitants dans les pays européens ou de l'espace économique européen (ECDC, 2019).

encéphalite à tiques

Saison, régions, risque professionnel ou occasionnel

Les cas d’EAT apparaissent pendant la période d’activité des tiques à savoir la saison chaude à partir d’avril jusqu’en novembre, avec un pic d’activité en plaine (avril à juin) et en montagne (mai-juillet). Du fait de la présence des tiques dans les haies, les forêts et les jardins, le risque pour l’Homme peut être professionnel (forestiers, jardiniers...) ou être lié à des activités de loisirs en plein air (camping, parcs, randonnées...).

Age et genre des personnes infectées

La plupart des personnes infectées sont âgées de 45 à 64 ans (36%, soit 0,8 cas pour 100 000 personnes), les hommes étant plus souvent atteints que les femmes.
 

Fig. 2 : Distribution des cas d’encéphalites à tiques déclarés par 100 000 habitants par âge et genre dans les pays européens ou de l'espace économique européen européen (ECDC, 2019).

encéphalite à tiques

Cas importés

Parfois, les cas peuvent être importés : 65, soit 2,2% en 2018 en Europe.

Immunisation

Sur les 881 cas d’EAT observés en 2018 en Europe et pour lesquels on connaissait l’administration ou non d’un vaccin, 856 personnes (97%) n’avaient pas été vaccinées.

Consommation de lait ou d’un produit laitier non pasteurisé

Une étude en République tchèque (zone endémique d’EAT) a montré que près de 1% des cas d’EAT (où la personne non vaccinée n’avait pas le souvenir d’avoir été mordue par une tique) étaient d’origine alimentaire, essentiellement du lait de chèvre non pasteurisé, les enfants présentant un risque un risque 2,5 fois plus élevé d'infection que les adultes [8] Plus récemment, une enquête en Slovaquie [9] a confirmé le risque lié au lait de chèvre dans les zones endémiques.
La transmission de l’EAT par des produits laitiers non pasteurisés semble augmenter ces dernières années en Europe. Une étude norvégienne récente [10] concernant 112 prélèvements de lait de vache analysés par RT-PCR a permis de noter la présence du TBEV dans 5,4% des échantillons (des études ultérieures sont nécessaires pour vérifier si ces laits peuvent être infectants), les vaches correspondant à ces échantillons positifs étant négatives lors de la recherche d’anticorps sériques neutralisants alors que 15 vaches sur 17 testées dans la région d’Arendal ont été positives pour cette recherche d’anticorps (mais négatives pour leur lait). La région d’Arendal est aussi celle où les taux d’EAT notifiés sont les plus importants.
Ce risque lié au produits laitiers non pasteurisés dans les régions infestées par les tiques et où des cas d’EAT sont signalés démontrent qu’une évaluation du risque alimentaire est nécessaire pour définir éventuellement des mesures de prévention. Cela concerne en particulier les personnes atteintes d’EAT et n’ayant pas le souvenir d’avoir été mordues par une tique (alors qu’une morsure de tique a pu effectivement avoir lieu).

Moyens de lutte contre l’encéphalite à tiques

Vaccination

Celle-ci est recommandée pour tous à partir de l’âge d’un an dans les zones endémiques (au moins 5 cas pour 100 000 habitants), ce qui n’est pas le cas de la France. On ne peut recommander cette vaccination que pour les Français destinés à voyager dans les zones à risque important. Elle peut être aussi recommandée pour le personnel manipulant le TBEV en laboratoire.

Mesures de précautions dans les zones riches en tiques

Ces précautions sont celles habituellement recommandées pour prévenir les maladies transmises par les tiques, notamment la maladie de Lyme.

  • réduire la probabilité d’être mordu par des tiques ;
  • rester sur les sentiers et marcher au centre de ceux-ci ;
  • porter des vêtements de protection à manches longues et un pantalon rentré dans les chaussettes ;
  • porter des vêtements traités par insecticide. Le port de vêtements imprégnés pendant une courte durée (semaines ou mois) est sûr et est probablement sûr aussi en cas d’utilisation de longue durée ;
  • application de répulsifs à insectes sur la peau nue.

Si l’inspection du corps après des activités en plein air permet de retirer les tiques éventuelles à l’aide d’une pince, elle ne protège pas contre l’EAT. Mais cette mesure est importante si elle est précoce car les tiques peuvent héberger d’autres agents pathogènes.

Mesures de précaution supplémentaires dans les pays à risque endémique

Il faut éviter la consommation de lait et de produits laitiers non pasteurisés (provenant de chèvres, brebis ou vaches) dans les zones à risque.

 

Nous remercions La Dépêche vétérinaire de nous avoir autorisés à publier cet article (parution : samedi 13 juin 2020).
 
 
[1] Encéphalite à tiques. Note de Santé Publique France du 20 mai 2019.
[2] Deviatkin A A et al. Tick-borne Encephalitis Virus: an Emerging Ancient Zoonosis? Viruses, 2020, 12(2), 247. https://doi.org/10.3390/v12020247.
[3] Beauté J et al. Tick-borne Encephalitis in Europe, 2012 to 2016. Euro Surveill, 2018, 23(45):pii=1800201. https://www.eurosurveillance.org/content/10.2807/1560-7917.ES.2018.23.45.1800201.
[4] Tick-borne Encephalitis. Annual Epidemiological Report for 2018. European Centre for disease prevention and control (ECDC), décembre 2019.
[5] Holding M et al. Tick-borne Encephalitis Virus, United Kingdom. Emerging Infectious Diseases, 2020, 26, 90-96. DOI: https://doi.org/10.3201/eid2601.191085.
[6] http://www.medecinedesvoyages.net/medvoyages/news/14748-forte-incidence-des-cas-d-encephalite-a-tiques-en-2019-en-suisse.
[7] Aurélie Velay A. A New Hot Spot for Tick-borne Encephalitis (TBE): a Marked Increase of TBE Cases in France in 2016. Ticks and Tick-borne Diseases, 2018, 9, 120–125. http://dx.doi.org/10.1016/j.ttbdis.2017.09.015.
[8] Kritz B et al. Alimentary Transmission of Tick-borne Encephalitis in the Czech Republic (1997-2008). Epidemiologie, Mikrobiologie, 2009,58, 98-103.
[9] Kerlik J et al. Slovakia Reports Highest Occurrence of Alimentary Tick-borne Encephalitis in Europe: Analysis of Tick-borne Encephalitis Outbreaks in Slovakia during 2007-2016. Travel Medicine and Infectious Disease, 2018, 26, 37-42. https://doi.org/10.1016/j.tmaid.2018.07.001.
[10] Paulsen K et al. Tick-borne Encephalitis Virus in Cows and Unpasteurized Cow Milk in Norway. Zoonoses Public Health, 2019, 66, 216-222. DOI:10.1111/zph.12554.

Alain Delacroix

Professeur honoraire, chaire "Chimie industrielle - Génie des procédés" du Conservatoire national des arts et métiers
 

Laboratoire de chimie, 1783. Maquette de madame de Genlis, chargée de l'éducation des enfants du duc de Chartres (Etienne Calla, mécanicien. Augustin Charles Perier, mécanicien constructeur. Inventaire n°: 00131-0000-. © Musée des arts et métiers-Cnam/photo Michèle Favareille)

Laboratoire de chimie, 1783 Maquette de Madame de Genlis. © Musée des arts et métiers-Cnam/photo Michèle Favareille
 
Félicité Stéphanie du Crest de Saint-Aubin est née le 25 janvier 1746. Son père, Pierre César du Crest, achète le château de Saint-Aubin-sur-Loire en 1751 et Félicité y passe toute son enfance. En 1757, Pierre César, ruiné, vendra le château au mari de la marquise de Pompadour qui le fera raser pour faire reconstruire, entre 1771 et 1777, un château moderne, toujours existant. C’est dans le vieux château que Félicité reçoit une excellente éducation. Elle lit les œuvres de mademoiselle de Scudéry, joue du clavecin et de la harpe, écrit des textes, apprend à danser et à manier les armes. Passionnée très jeune par l’enseignement, elle fait la classe aux enfants du village et enseigne la harpe. Elle visite tous les métiers des villageois et plus tard fera construire de magnifiques maquettes, dont il sera question plus loin.

Vers 1759, toute la famille du Crest passe l’été chez le fermier général de La Popelinière, un collectionneur, mécène et écrivain qui mène grand train et reçoit Rameau, Jean-Jacques Rousseau, Quentin de La Tour, Jacques Vaucanson et des actrices et autres danseuses. Il apprécie beaucoup Félicité et est très admiratif de son intelligence et son érudition pour une jeune fille de treize ans.
Pierre César du Crest meurt ruiné en 1763 et la famille se retrouve dans une certaine gêne financière. La mère de Félicité, usant de ses relations, est introduite dans le salon de riches personnages et participe avec sa fille à de nombreux dîners mondains où celle-ci, à la fin des repas, donne des récitals de harpe et se fait remarquer par sa beauté et son intelligence.

La marquise de Montesson présente à Félicité le jeune Charles-Alexis Brûlart, marquis de Sillery, comte de Genlis, et les deux jeunes gens se marient en novembre 1763. Le jeune marié a l’intelligence de laisser sa femme développer ses ambitions sociales. Compte tenu de ses huit quartiers de noblesse, Félicité, devenue madame de Genlis, est présentée à la cour. En 1772, elle est nommée « dame pour accompagner » la belle-fille du duc d’Orléans, tandis que son mari devient capitaine des gardes du duc de Chartres, plus tard duc d’Orléans, futur Philippe Egalité. Ils sont alors logés au Palais-Royal.

Dès 1772, le duc de Chartres, séduit par la beauté et les qualités intellectuelles de madame de Genlis, devient son amant. Elle en eut, peut-être, plusieurs enfants, dont Paméla, qui épousa lord Fitzgerald, et Fortunée Elisabeth Herminie Compton, la grand-mère de Marie Lafarge, célèbre, comme on le sait, pour avoir été soupçonnée et condamnée pour avoir homicidé son mari à l’arsenic [1].
A cette époque, madame de Genlis écrit des petites comédies pour ses filles et fait représenter quelques pièces pour l’aristocratie de cour. En 1779, elle publie Théâtre à l’usage des jeunes personnes, qui marque le début d’une grande carrière d’écrivain puisqu’elle publiera plus de 140 ouvrages.
En 1782, le duc de Chartres la fait nommer « gouverneur » de ses enfants et elle va s’occuper principalement du futur roi Louis-Philippe, qui lui voue une véritable adoration. Avec ses élèves, elle s’installe dans le pavillon de Bellechasse, rue Saint-Dominique, et c’est là qu’elle écrit de nombreux ouvrages. Elle entre en relation avec Rousseau, Voltaire, Bernardin de Saint-Pierre, Talleyrand, David, Juliette Récamier.
 

  Madame de Genlis, par Adélaïde Labille-Guiard (1790)

Pendant la Terreur, elle émigre en Angleterre avec sa nièce. Son mari et Philippe Egalité sont décapités tandis que ses deux élèves, les frères de Louis-Philippe, croupissent en prison.
Bonaparte, qui l’admire, l’autorise à rentrer en France en 1801, et la pensionne. En 1812, l’empereur la nomme inspecteur des écoles primaires.
A la Restauration en 1815, ses liens avec les d'Orléans rendent sa vie difficile au retour des Bourbons. Elle ne vit alors plus que de ses droits d’auteur.
Elle décède le 31 décembre 1830, à l’âge de 84 ans, faubourg du Roule à Paris, dans une pension de famille, cinq mois après l’intronisation du roi des Français Louis-Philippe, le 9 août 1830. Elle est inhumée dans un premier temps au cimetière du Mont-Valérien, le 4 janvier 1831 (ses restes seront transférés en 1842 au cimetière du Père-Lachaise). Au moment de son enterrement, le doyen de la faculté des lettres de Paris déclare : « Pour honorer et célébrer dignement la mémoire de madame de Genlis, ce seul mot doit suffire : son plus bel éloge est sur le trône de France ».

Madame de Genlis a eu une carrière d’écrivain reconnu, avec de nombreux succès, mais est complètement oubliée aujourd’hui. Il reste cependant un magnifique souvenir de son activité pédagogique. Ce sont les maquettes dites « maquettes de madame de Genlis », qu’elle avait fait réaliser pour montrer à ses élèves les ateliers des différents métiers. Il n’y a pas très longtemps, ces maquettes se trouvaient dans une salle qui leur était réservée au musée national des techniques du Conservatoire national des arts et métiers [2]. Dans ses mémoires elle écrit : « Je leur avais fait faire dans les mêmes proportions et avec la même perfection des outils et tous les objets qui servent aux arts et métiers ». C’est en 1783 que les frères Jacques Constantin et Augustin Charles Perier réalisent ces maquettes inspirées des planches de L’Encyclopédie et de la Description des arts et métiers de l’Académie des sciences. Parmi toutes celles réalisées à l’échelle 1/8, on trouve : l’atelier du menuisier, l’atelier pour la fabrication d’eau-forte, le laboratoire de chimie, les ateliers du cloutier, du serrurier, du potier, etc. Ces maquettes sont esthétiquement très belles et les objets sont réalisés avec minutie et exactitude. Le laboratoire de chimie contient une multitude d’alambics, de cornues, de matras et autres coupelles et on y trouve des symboles alchimiques encore utilisés à l’époque puisque ces maquettes ont été réalisées juste avant la création de la nomenclature actuelle par Lavoisier et Guyton de Morveau.

En 1847, Louis-Philippe confie à Victor Hugo : « Elle m’a fait apprendre une foule de choses manuelles. Je suis menuisier, palefrenier, maçon, forgeron. J’étais un garçon faible, paresseux et poltron. Elle fit de moi un homme assez hardi et qui a du cœur ». Que peut-on dire de mieux pour conclure sur madame de Genlis !
 

Jeanne Brugère-Picoux

Professeur honoraire de pathologie médicale du bétail et des animaux de basse-cour (Ecole nationale vétérinaire d’Alfort), membre de l’Académie nationale de médecine, présidente honoraire de l’Académie vétérinaire de France
 
chat et rage

La rage est une maladie systématiquement mortelle lorsque les symptômes apparaissent. Elle provoque près de 59 000 décès annuels dans le monde. Chaque année, près de 30 millions de personnes reçoivent un traitement prophylactique après une exposition permettant d’éviter le développement de la maladie. Le plus souvent, la maladie est transmise par la morsure par un chien enragé mais d’autres animaux domestiques et sauvages peuvent transmettre cette maladie, dont les chauves-souris. Depuis 1954, plusieurs génotypes de lyssavirus, dénommés European bat lyssavirus (EBLV) ont été isolés de chauves-souris en Europe. La plupart des EBLV sont du type 1 et sont distribués très largement en Europe, de la Russie jusqu’à l’Espagne. L’EBLV de type 2, moins fréquent, est surtout rencontré aux Pays-Bas, au Royaume-Uni, en Suisse, en Allemagne et en Finlande. En France, selon Bourhy (2010) [1], 45 chauves-souris (sur 1900 espèces différentes analysées) ont été confirmées infectées de 1989 à 2009, l’espèce Eptesicus serotinus étant presque exclusivement impliquée. Lorsqu’elles sont infectées, ces chauves-souris présentent souvent un comportement anormal, des difficultés pour voler, voire une activité en plein jour pouvant favoriser un contact à risque avec l’Homme ou un animal domestique.
 

De nombreuses espèces animales sont des réservoirs de lyssavirus (Bourhy, 2010)

rage

Le Centre national de référence de la rage (CNRR) a identifié la semaine dernière un lyssavirus appartenant à l'espèce European bat 1 lyssavirus (EBLV-1) de sous-type b chez un chat originaire de Source-Seine (21), expédié par le Laboratoire départemental de Côte-d’Or.
Ce chat domestique avait présenté une modification brutale de son comportement le 25 avril 2020 et un prélèvement pour recherche de rage a été réalisé après son décès et expédié au CNRR par les services vétérinaires car le chat avait été à l’origine d’exposition humaine par morsure et griffures (Arrêté du 21 avril 1997 relatif à la mise sous surveillance des animaux mordeurs ou griffeurs visés à l'article 232-1 du code rural). L’encéphale de l’animal a été reçu au CNRR le 6 mai 2020 et le diagnostic d’infection par un lyssavirus a été confirmé de façon définitive le 7 mai 2020 par des techniques d'immunofluorescence directe et d'isolement viral sur culture cellulaire. Le typage moléculaire du virus identifié a montré qu’il s’agissait d’un lyssavirus appartenant à l'espèce EBLV-1 de sous-type b. Plus précisément, ce virus appartient au cluster B1, rassemblant des souches virales circulant préférentiellement dans l’est de la France [2]. Un pourcentage de près de 99,8% d’homologie (séquence nucléotidique complète) a été montré entre ce virus et un isolat précédemment diagnostiqué en 2008 au laboratoire chez une sérotine commune (N/Ref : 08341FRA) provenant d’Aillant-sur-Tholon (89). Les personnes exposées à cet animal (morsures, griffures ou léchage de peau lésée ou muqueuses) ont été prises en charge au Centre antirabique de Dijon afin de bénéficier d’une prophylaxie post-exposition.

Il s’agit du troisième cas observé chez des chats domestiques en France, après deux cas rapportés en 2003 et en 2007 [3] : le premier cas a concerné une chatte âgée de 6 mois retrouvée dans un jardin public à Vannes et suspectée du fait d’une agressivité suivie d’un décès brutal ; le second cas a été observé en Vendée chez une chatte décédée après des troubles nerveux (agressivité notamment). Ces deux chats étaient infectés par les virus EBLV-1 de type 1b (à Vannes) et 1a (en Vendée).

D’autres cas de rage ont pu être observés en Europe chez d’autres espèces animales comme le mouton (au Danemark en 1998 et 2002) ou la fouine (en Allemagne en 2001), l’infection expérimentale ayant pu être reproduite expérimentalement chez le mouton et le renard. On a pu observer aussi l’infection de deux colonies de chauves-souris (Roussetus aegyptiacus) qui ont dû être éliminées dans des zoos au Pays-Bas et au Danemark en 2000 et 2002 respectivement. L’Homme n’a pas été épargné avec quatre cas référencés suite à une morsure de chauve-souris : le premier a concerné une jeune fille de 15 ans en Ukraine en 1977, le second une jeune fille de 11 ans en Russie en 1985, le troisième un biologiste suisse ayant été mordu par des chauves-souris, en Malaisie puis en Suisse, quatre ans et un an avant son décès en Finlande en 1985, et le quatrième cas en Ecosse chez un biologiste travaillant sur les chauves-souris décédé en 2002, ces deux derniers cas étant les seuls liés à une infection par un EVLV-2 [4].

Ces évènements doivent être considérés comme exceptionnels et aucun cas de transmission d’un animal terrestre infecté vers l’Homme n’a été rapporté à ce jour (mais par précaution, un traitement prophylactique contre la rage est toujours instauré).

Une étude franco-espagnole [5] rapporte le suivi de 800 chauves-souris insectivores de l’espèce Myotis myotis, aux îles Baléares en Espagne sur une période de 12 ans, qui a permis de noter que les infections survenaient par vagues, dont la période variait dans le temps en fonction du taux d’individus présentant une immunité humorale, sans observer forcément un changement de comportement permettant de suspecter l’infection comme c’est le cas des sérotines communes en France ou chez d’autres animaux infectés, ni de mortalité contrairement à ce qui survient chez les réservoirs animaux terrestres des virus rabiques (renards, chiens...). Ils ont pu calculer que la chauve-souris infectée était contaminante pendant cinq jours, montrant ainsi que le risque de transmission de la maladie est limité dans le temps et non persistant.

Cette étude démontre le caractère exceptionnel du risque de transmission de la rage par les chauves-souris européennes et conforte la décision prise en Europe de les protéger en ne détruisant pas les colonies dans lesquelles il y a de la rage. La seule mesure raisonnable aujourd’hui est, comme cela a été fait aux Baléares, d’interdire l’accès aux grottes abritant des chauve-souris susceptibles d’être infectées. Rappelons qu’il est strictement interdit en France et en Europe de tuer, de capturer, de transporter ou de commercialiser des chauves-souris, qu’il ne faut pas chercher à attraper une chauve-souris malade ou toucher à un cadavre de chauve-souris, et qu’il est vivement conseillé en cas de morsure, griffure ou léchage par de tels animaux de consulter rapidement un centre antirabique. Comme le souligne notre confrère Hervé Bourhy, directeur du Centre national de référence de la rage à l’Institut Pasteur de Paris, le risque de rage en France vient essentiellement d’animaux (chiens, singes) importés illégalement. On se souvient de l’épisode du chiot importé du Maroc qui avait déclenché, lors de l’été 2004, une alerte à la rage sur le territoire français.
 

[1] Bourhy H. De la négligence à la réémergence de la rage. In Les maladies infectieuses exotiques. Risques d’importation et d’implantation en Europe. Brugère-Picoux J et Rey M. Rapports de l’Académie nationale de médecine. Ed Lavoisier, Paris, 2010. p. 117-132.
[2] Troupin C et al. Host Genetic Variation does not Determine Spatio-Temporal Patterns of European Bat 1 Lyssavirus. Genome Biol Evol. 2017 Nov 1, 9(11), 3202-3213. DOI: 10.1093/gbe/evx236.
[3] Dacheux et al. European Bat Lyssavirus Transmission among Cats, Europe. Emerg Infect Dis. 2009, 15, 280-284. DOI: 10.3201/eid1502.080637.
[4] Fooks AR et al. European Bat Lyssaviruses: an Emerging Zoonosis. Epidemiol. Infect. 2003, 131, 1029–1039. DOI: 10.1017/S0950268803001481
[5] Amengual B et al. Temporal Dynamics of European Bat Lyssavirus Type 1 and Survival of Myotis myotis Bats in Natural Colonies, PLoS ONE, 27 juin 2007. https://doi.org/10.1371/journal.pone.0000566.
Alain Delacroix

Professeur honoraire, chaire "Chimie industrielle - Génie des procédés" du Conservatoire national des arts et métiers
 

Hélène Jégado, Marie Lafarge, Rapport sur les moyens de constater la présence de l’arsenic dans les empoisonnements par ce toxique, Académie royale de médecine, 1841

arsenic
 
L’arsenic est le 33e élément de la classification de Mendeleïev. Il est disséminé sur terre sous diverses formes. On peut le trouver à l’état natif, mais le plus souvent sous forme d'arsénopyrite de fer, le mispickel, qui en est le principal minerai. Il en existe une quantité importante dans les mines d’or, en particulier en France où la mine de Salsigne est à l’origine d’un grave problème de pollution dans la région. Il existe aussi sous forme de magnifiques cristaux d’orpiment As2S3 jaunes ou de réalgar As4S4 rouges.

Sa toxicité est connue depuis l’Antiquité et son usage en tant que poison a perduré jusqu’à nos jours. Les dérivés de l’arsenic ont tous une toxicité chronique très importante et sont, entre autres, cancérigènes. Mais leur toxicité aiguë varie largement avec le type de composé. L’arsenic lui-même a une dose létale DL50 (dose causant la mort de 50% des individus) d’un peu moins de 800 mg/kg de poids corporel, soit 60 g pour un homme de 75 kg, ce qui est énorme – plus la DL50 est faible, plus le produit est dangereux. Le trioxyde d’arsenic, en revanche, a une dose létale comprise entre 1 et 3 mg/kg de poids corporel, soit entre 75 et 225 mg pour tuer un individu de 75 kg. Il a été longtemps utilisé comme mort aux rats et c’est souvent en tant que tel qu’il a servi à se débarrasser des importuns.

C’est au VIIIe siècle que le célèbre alchimiste arabe Geber prépare l’anhydride arsénieux ou trioxyde d’arsenic As2O3, une poudre blanche, insipide et sans odeur. Il est très utilisé au Moyen Age et à la Renaissance, où les Borgia l’emploient de façon courante. Catherine de Médicis est réputée avoir importé d’Italie ce moyen pratique de se débarrasser d’autrui. As2O3 devient alors la « poudre de succession », largement utilisée par la marquise de Brinvilliers et la Voisin avec les conséquences que l’on sait. Ce poison est très pratiqué jusqu’au XIXe siècle car les symptômes de l'empoisonnement ressemblent à ceux du choléra qui est endémique à l’époque.

Au XIXe siècle, deux empoisonnements à l’arsenic ont conduit à des procès célèbres, dont le second est historiquement le premier à faire l’objet d’expertises scientifiques contradictoires.

L'affaire Jégado

Le premier cas est une utilisation massive d’oxyde d’arsenic par Hélène Jégado. Née en 1803, elle vit une jeunesse relativement heureuse chez des agriculteurs bretons pauvres. Devenue domestique et, malheureusement pour ses employeurs, cuisinière, elle trouve des emplois dans toute la Bretagne et partout où elle passe, les cadavres s’accumulent. Elle tue des enfants, des curés, des domestiques et est même accusée d’avoir homicidé sa sœur et une de ses tantes. Ses exploits s’arrêtent à Rennes car dans la dernière famille où elle est employée, trop de décès suspects attirent l’attention de Théophile Bidard de La Noë, avocat et expert en affaires criminelles. Il enquête et fait procéder à une autopsie qui révèle un empoisonnement à l’arsenic. Hélène Jégado est arrêtée le 2 juillet 1851 mais nie toute implication. En l'absence de preuves, l’intime conviction du juge d’instruction la mène néanmoins devant la cour d’assise d’Ille-et-Vilaine. Reconnue coupable, elle est exécutée à Rennes. Toutefois, et heureusement, elle avouera ses crimes la veille de son exécution.

La carrière criminelle d’Hélène Jégado a duré dix-huit ans et a pu passer inaperçue car le choléra sévissait à l’époque dans la région. On ne connaît pas le nombre exact de ses victimes, qui se situe entre 36 et 80, ce qui fait d'elle, semble-t-il, la plus grande tueuse en série de l’histoire de France. Son procès est passé toutefois relativement inaperçu car le coup d’Etat du futur Napoléon III occupait alors les gazettes.

L'affaire Lafarge

La deuxième affaire du XIXe siècle est celle de Marie Lafarge et se situe dans un tout autre milieu. Elle est la petite-fille de Jacques Collard de Montjouy et d'Hermine de Compton, qui se sont rencontrés chez madame de Genlis par l’entremise de Talleyrand. Jacques Collard est un ami du général Dumas et le tuteur de ses enfants, dont Alexandre âgé alors de trois ans. Hermine de Compton est probablement la fille naturelle du duc d'Orléans Philippe Egalité et de madame de Genlis (Stéphanie Félicité du Crest, comtesse de Genlis, marquise de Sillery, a été gouvernante de Louis-Philippe, qui en a été très amoureux ! Les maquettes de madame de Genlis représentant différents ateliers de l’époque et servant à l’éducation de Louis-Philippe étaient jadis exposées au Musée national des techniques à Paris). La fille de Jacques Collard et d’Hermine de Compton épouse André Laurent Cappelle, dit le baron Cappelle. Leur fille, Marie Cappelle, est élevée au château de Villers-Hélon dans l’Aisne et reçoit une excellente éducation. Son mariage précipité avec Charles Pouch-Lafarge, maître de forges au Glandier (commune de Beyssac en Corrèze), est célébré le 11 août 1839 à Notre-Dame de Paris. En fait, Charles Lafarge, plus ou moins ruiné, avait lorgné la dot de 80 000 francs-or de la jeune fille. Après le mariage, les deux époux rejoignent la Corrèze et Marie découvre le Glandier, une vieille demeure délabrée où grouillent les rats. Elle y déprime et supplie son époux de la laisser partir, ce qu’il refuse. Essayant de retisser les liens avec lui, elle lui lègue tous ses biens alors que lui, en cachette, teste en faveur de sa mère et de sa sœur.

En novembre 1839, Charles Lafarge part à Paris pour ses affaires et pendant ce temps, Marie demande à un certain Barbier d’aller lui chercher de la mort aux rats pour tuer ceux qui infestent sa demeure. Le 14 décembre 1839, elle fait confectionner par sa cuisinière un gâteau pour son mari, avec du lait bien sûr non pasteurisé, qui mettra quatre jours pour arriver à Paris. Après l’avoir consommé, Charles Lafarge tombe malade. Il rentre au Glandier, où il décède le 14 janvier 1830 dans d’atroces souffrances.

La mère de Charles fait alors courir le bruit que sa belle-fille a empoisonné son fils et elle prévient les autorités. Une enquête est ouverte et, le 16 janvier, une autopsie est effectuée, qui n’indique rien de spécial. Le 15 janvier, la perquisition au Glandier montre de l’arsenic partout, mais les analyses toxicologiques sur le corps de Charles n’en trouvent qu’une trace minime. Le 23 janvier 1840, Marie Lafarge est arrêtée. Curieusement, le 10 février 1840, on découvre une parure de diamant qu’elle aurait volée à une amie, la comtesse Léautaud. En juillet 1840, Marie Lafarge est condamnée à deux ans de prison pour ce vol.

Le 3 septembre 1840, le procès pour assassinat débute devant la cour d’assises de Tulle et a un grand retentissement. La presse opposée au pouvoir de Louis-Philippe dénonce violemment la « bâtarde orléaniste devenue empoisonneuse ». A ce procès va avoir lieu une querelle d’experts qui préfigure celle qu’on verra un bon siècle plus tard avec la « bonne dame de Loudun ». Le célèbre Mathieu Orfila, père de la toxicologie en médecine légale, relève des traces d’arsenic dans le corps de Charles Lafarge. Raspail est requis par la défense pour une contre-expertise mais il arrive à Tulle quatre heures après le verdict. Il aurait dit : « On a trouvé de l’arsenic dans le corps de Lafarge ? Mais on en trouverait partout, même dans le fauteuil du président ». La querelle d’expert va attirer l’attention des Académies des sciences et de médecine, qui créent une commission dont Joseph Caventou est le rapporteur. Son Rapport sur les moyens de constater la présence de l’arsenic dans les empoisonnements par ce toxique n’apaisera pas les esprits.

Le 19 septembre 1840, Marie Lafarge est condamnée aux travaux forcés à perpétuité et conduite au bagne de Toulon, mais Louis-Philippe va commuer sa peine en détention criminelle. Sa santé se dégradant, elle est transférée dans la maison de santé de Saint-Rémy de Provence, puis Napoléon III la gracie en juin 1852. Elle décède le 7 septembre suivant à Ussat en Ariège.

Pendant sa détention, Marie Lafarge a écrit un journal intime, qui sera publié en quatre tomes en 1841 et 1842.

En 2011, des descendants de sa famille ont déposé une demande de révision.

Comme pour Marie Besnard, dont le procès a eu lieu un peu plus d’un siècle plus tard, la présence d’arsenic naturel, en faible voire en forte quantité dans l’environnement, complique la tâche des experts et conduit à des procès difficiles, à l’issue incertaine. Si dans le cas d’Hélène Jégado, les crimes sont certains bien que difficiles à prouver, dans le cas de Marie Lafarge, il n’est pas impossible que son mari soit mort, en réalité, de la typhoïde.

Alain Delacroix

Professeur honoraire, chaire "Chimie industrielle - Génie des procédés" du Conservatoire national des arts et métiers
 
De la quinine à l'hydroxychloroquine
 
L’isolement de la quinine par Pelletier et Caventou en 1820 est un grand progrès dans la lutte contre le paludisme car il permet de délivrer une dose de molécule active reproductive et d’en déduire une posologie efficace. Avant, la dose administrée au patient dépendait du type de l’écorce de quinquina et l’effet allait de l’inefficace au toxique.
Compte tenu de l’importance de la maladie, de nombreuses recherches sont alors initiées sur la molécule elle-même mais aussi sur les substituts possibles. Cela est d’autant plus nécessaire que la quinine, comme tout médicament actif, est toxique et n’est pas efficace sur tous les plasmodiums.

En 1849, Adolf Strecker donne la formule brute de la quinine : C20H24N2O2 et en 1853, Pasteur, en travaillant sur l’acide tartrique et en utilisant des amines chirales, trouve une molécule proche de la quinine, la quinotoxine.
A la fin du XIXe siècle, Zdenko Skraup donne la structure chimique de la quinine et l'on constate qu’elle est complexe car elle comporte au moins un carbone asymétrique, d’où plusieurs isomères. Ceux-ci n’ont forcément pas la même activité, ce qui implique une synthèse stéréosélective.

Quinine

quinine

Au début du XXe siècle, Paul Rabe et Carl Kindler publient la synthèse de la quinine à partir de la quinotoxine. Le 11 avril 1944, Robert Woodward et William von Eggers Doering, de Harvard, décrivent la synthèse de la quinine, ce qui fait grand bruit à l’époque, mais elle est sujette à controverse. La synthèse totale et stéréosélective est effectuée par Gilbert Stork en 2001. La vingtaine d’étapes nécessaires, toutefois, implique un rendement très faible et ne permet pas l’industrialisation du procédé.
L’usage de la quinine décline jusqu’aux années soixante-dix puis reprend en raison de la résistance de souches de plasmodium aux nouvelles molécules.

Les recherches sur les antipaludéens de synthèse commencent à la fin du XIXe siècle. A cette époque, on constate qu’un colorant, le bleu de méthylène, a une action contre la syphilis et certains microbes. En 1891, Paul Ehrlich remarque l’action antimalaria de ce colorant mais son effet, justement très colorant, est gênant pour les malades. Une équipe de Bayer synthétise et teste alors des quantités de molécules de structure voisine et remarque, en 1925, qu’une aminoquinoléine est efficace et la dépose sous le nom de plasmoquine. La formule reste secrète jusqu’en 1928.

Pendant ce temps, les chercheurs français et britanniques subodorent que certains dérivés de la quinoléine ont une action antipaludique. En 1930, Ernest Fourneau et son équipe de l’Institut Pasteur synthétisent la rhodoquine, une aminoquinoléine, qui est plus efficace que la plasmoquine. La rhodoquine, associée à la plasmoquine sera très utilisée en France jusqu’aux années quatre-vingt sous le nom de rhodopraequine.

En 1932, on produit l’atabrine, qui est une 9-aminoacridine, molécule efficace mais qui a le défaut de jaunir la peau des patients. Hans Andersag d'IG Farben remarque, en 1934, que le diphosphate de chloroquine, appelé résochine, est un bon antipaludéen mais est trop toxique. Il synthétise alors diverses molécules de structures comparables et observe que la 3-méthylchloroquine, appelée sontochine, est efficace et moins toxique. Juste avant la deuxième guerre mondiale, les Allemands brevètent la résochine et la sontochine et, en 1941, Bayer accorde à Winthrop les droits sur ces deux produits. Le fait que les différentes armées sont alors décimées par la malaria accélère la recherche et de nombreux travaux sont effectués sur les aminoquinoléines. En 1941, Rhône Poulenc Spécia passe un accord avec IG Farben pour faire des essais sur la sontochine et, en 1942, le docteur Philippe Jean Decourt effectue des tests à Tunis, alors sous domination allemande. Le 7 mai 1943, la première armée britannique entre à Tunis et le docteur Schneider, qui connaît les résultats de Decourt, les communique aux alliés.
En février 1946, la sontochine prend le nom de chloroquine et devient un célèbre médicament antipaludéen en 1947. En France, elle prend le nom de Nivaquine en 1949. L’industrie pharmaceutique hésite cependant à mettre sur le marché cette molécule car elle la juge trop toxique. Quelques grammes suffisent, en effet, pour tuer un humain.

A partir de 1955, on utilise comme antipaludéen une molécule voisine de la chloroquine, l’hydroxychloroquine, qui sert aussi en rhumatologie. Ces deux molécules ne sont plus guère utilisées aujourd'hui comme antipaludéen sauf pour certains types particuliers. Comme chacun sait, des essais cliniques sont en cours pour évaluer leur action antivirale.

Hydroxychloroquine

hydroxychloroquine

Il existe à ce jour d’autres aminoquinoléines, dont l’amodiaquine et la méfloquine (Lariam), qui sont actives pour traiter certains plasmodiums résistants aux autres molécules.
Il existe également plusieurs molécules actives contre la malaria, dont certaines ne sont pas des aminoquinoléines. Actuellement, une de ces molécules prometteuses est l’artémisinine. Extraite de l’absinthe chinoise, c'est une lactone comportant un groupe peroxyde. Malheureusement, cette molécule possède sept centres d’asymétrie, d’où un très grand nombre de stéréo-isomères, ce qui rend sa synthèse quasi impossible.

En raison de la résistance des plasmodiums aux nouvelles molécules qu’on leur oppose, la recherche d’antipaludéens, si l’on retient comme début les travaux de Pelletier et Caventou, dure depuis le début du XIXe siècle. Cette recherche de plus de deux cents ans n’aura probablement pas de fin, comme celle, encore plus complexe, concernant les virus.

Alain Delacroix

Professeur honoraire, chaire "Chimie industrielle - Génie des procédés" du Conservatoire national des arts et métiers
 
Ecorce de quinquina
 
Le paludisme ou malaria (mal'aria, mauvais air) ou encore fièvre des marais est une maladie infectieuse qui touche plus de deux cents millions de personnes dans le monde et en tue plus de quatre cent mille par an. En France métropolitaine, la malaria a sévi jusqu’aux années trente dans le Marais poitevin, la Brenne, les Landes et la Sologne, entre autres. Elle n’a été éradiquée de Corse qu’en 1973.

Le paludisme est une infection due à un parasite de type Plasmodium. Il en existe plus de cent espèces, parmi lesquelles le Plasmodium falciparum est le plus dangereux.
C’est en 1880 que le médecin militaire Charles Laveran (1845-1922) découvre ce parasite protozoaire responsable de la maladie et imagine qu’il est véhiculé par les moustiques. Il lui sera conféré le prix Nobel en 1907.
En 1897, le médecin anglais Ronald Ross prouve que c’est bien le moustique anophèle qui est le vecteur de la malaria, ce qui lui vaut, à lui aussi, le prix Nobel, en 1902.

Dès le début du XVIIe siècle, on a cherché à traiter cette maladie si dangereuse et c’est grâce à des observations fortuites en Amérique du Sud qu’on a commencé à trouver un remède. En effet, d’après un texte de Caldera de Heredia publié en 1663, les pères jésuites eurent l’idée d’utiliser la «poudre des fièvres» après avoir vu des Indiens, grelotant de froid après la traversée d’un torrent, prendre de l’écorce d’un arbre pour soulager leurs tremblements. Au début du XVIIe siècle, Augustino Salumbrino, un jésuite italien, crée une pharmacie à Lima pour alimenter tous les jésuites du pays en médicaments. Parmi ceux-ci se trouve de la poudre obtenue à partir de l’écorce d’un arbre, qui fait disparaître la fièvre.
A partir de 1630, les jésuites apportent à Rome cette écorce du Pérou, ou «écorce des jésuites», qui guérit les Romains – Rome est alors la ville la plus impaludée du monde et même les papes et les cardinaux en sont victimes. C’est un médecin génois, Sebastiano Bado, qui emploie le premier le terme de quinquina et vers 1650, l’écorce du Pérou devient la «poudre des jésuites».

Au XVIIe siècle, la posologie de cette poudre est mal définie car selon le type d’arbre, les écorces ne contiennent pas la même quantité de principe actif. L’effet est donc très variable, d’où une certaine défiance. De plus, les Anglais voient d’un mauvais œil ce médicament papiste. C’est pourtant un Anglais, Robert Talbor (1642-1681), qui trouve, auprès d’un apothicaire, une posologie pour soigner la fièvre sans trop d’effets secondaires et qui propose un remède, plus ou moins efficace. Il soigne alors à grand frais le roi Charles II d’Angleterre, puis vient en France soigner Louis XIV, le dauphin et de nombreux princes. Il faut dire qu’à l’époque, Versailles était encore en partie marécageux. Après la mort de Talbor, on s’apercevra que sa potion miraculeuse était constituée par de l’écorce de quinquina, dont le goût amer était masqué par du sirop.

A partir de la guérison de Louis XIV et du dauphin en 1686, le quinquina est largement utilisé dans le royaume et ses colonies. Cependant les sources d’écorces ne sont pas fiables car, comme on l’a vu, la concentration en principe actif diffère selon l'arbre et, de plus, on constate de nombreuses fraudes.

Le célèbre La Condamine va jouer un rôle important dans la description scientifique de l’arbre quinquina. De 1735 à 1743, il conduit une expédition au Pérou afin de mesurer un arc de méridien d'un degré. En janvier 1737, pour se rendre à Lima, La Condamine passe par une région censée posséder le meilleur quinquina. Il l’observe et distingue trois espèces : le blanc, le jaune et le rouge, et fait de nombreuses descriptions : le lieu où pousse l’arbre, la récolte de l’écorce, etc. Le 29 mai 1737, La Condamine fait parvenir à Paris son mémoire intitulé Sur l’arbre du quinquina, qui sera lu à l’Académie et publié en 1738.
Sur la base des travaux de La Condamine, Carl von Linné crée un genre nouveau, Cinchona, et une nouvelle espèce, Cinchona officinalis, qu’il décrit en 1753 dans le Species plantarum. De nombreuses expéditions ont lieu, dont celles de Joseph de Jussieu en 1739 et de Hugh Algernon Weddell de 1843 à 1848. Ce dernier distinguera dix-neuf espèces d’arbres.

Après la découverte de la quinine en 1820 par Pelletier et Caventou, on va pouvoir rechercher les arbres qui contiennent le plus de quinine, en particulier les jaunes et les rouges. La demande en quinine devient si forte que l’arbre est surexploité en Amérique du Sud et devient rare.
Les Anglais vont développer la culture du quinquina en Inde et au Sri Lanka puis vont se faire supplanter par les Hollandais à Java avec le quinquina jaune. Pendant la seconde guerre mondiale, les nazis détruisent les stocks de quinquina en bombardant Amsterdam et les Japonais envahissent Java. Les alliés exploitent alors les plantations des colonies françaises et belges et les Américains développent la culture en Amérique latine. Mais la demande est trop forte et les Allemands, avec la guerre, en sont vite privés.

Compte tenu des difficultés d’approvisionnement, de la toxicité de la quinine et de son action uniquement contre les formes intra-érythrocytaires de la malaria, les chimistes vont rechercher et trouver de nouvelles molécules actives. Après la guerre, cette concurrence a fait baisser largement les prix mais la production est toujours importante. En effet, certains plasmodiums deviennent résistants aux nouveaux traitements et, plus curieusement, on ajoute toujours de la quinine dans certaines boisson, Canada Dry et Schweppes Indian Tonic, par exemple. Ce sont les colons anglais en Inde qui, pour masquer le goût amer de la quinine, utilisée contre le paludisme local, la mélangeaient avec des eaux gazeuses, du sucre et du gin. Les sodas actuels dit «tonic» peuvent contenir jusqu’à 100 mg par litre de quinine, ce qui leur donne le goût amer. Cette utilisation représente environ 60% de la consommation, le reste servant toujours au traitement contre la malaria.

Jeanne Brugère-Picoux

Professeur honoraire de pathologie médicale du bétail et des animaux de basse-cour (Ecole nationale vétérinaire d’Alfort), membre de l’Académie nationale de médecine, présidente honoraire de l’Académie vétérinaire de France
 
Covid-19 et aspects vétérinaires

Animaux contaminés par l’Homme Covid-19 positif

Depuis le premier cas du 26 février d’un chien contaminé par sa propriétaire atteinte de la Covid-19 à Hong Kong, la possibilité d’une contamination Homme-animal par le virus responsable (Sars-CoV-2) a été observée également chez d’autres carnivores à Hong Kong, en Belgique, aux Etats-Unis et aux Pays-Bas.

Le premier chien de Hong Kong était un Loulou de Poméranie âgé (17 ans), mis en quarantaine le 26 février et sans signes cliniques. Les prélèvements nasaux et oraux se sont révélés faiblement positifs pour la recherche de l’ARN viral par RT-PCR à cinq reprises puis les derniers prélèvements se sont révélés négatifs. Les prélèvements rectaux ont été négatifs. Ce chien est mort deux jours après son retour de quarantaine chez sa propriétaire, le 16 mars, à la suite de déficiences rénales et cardiaques. Et ce n’est qu’après ce décès, le 26 mars, que l’on a appris que la recherche d’anticorps sur un prélèvement sanguin, du 3 mars, s’était révélée finalement positive. Du fait des faibles valeurs de PCR, on peut penser que l’infection développée par le chien a été trop faiblement productive pour attester d’un risque de contagiosité.

Le second chien positif de Hong Kong est un berger allemand âgé de 2 ans envoyé en quarantaine depuis le 18 mars 2020 avec un chien négatif de race mixte de la même résidence [1]. Comme le cas précédent, il a été contaminé par son propriétaire et révélé positif lors de la recherche de l’ARN viral en RT-PCR, les 19 et 20 mars, mais sans présenter de symptômes. Les données concernant ce deuxième cas ne permettent pas de conclure à une infection productive.

Le troisième cas a été annoncé le 27 mars, chez un chat belge par le Comité scientifique (SciCom) institué auprès de l’Agence fédérale pour la sécurité de la chaîne alimentaire (Afsca) [2]. Le chat belge a été diagnostiqué positif par la faculté de médecine vétérinaire de l’université de Liège, le 18 mars. Le chat vivait chez sa propriétaire atteinte de la Covid-19 après un voyage en Italie et confinée à son domicile. Il a présenté des symptômes (anorexie, diarrhée, vomissements, toux et respiration superficielle) une semaine après le retour de sa propriétaire. Les prélèvements de liquides gastriques et de matières fécales se sont révélés positifs en PCR. Dix jours plus tard, l’état du chat s’est amélioré mais d’autres examens n’ont pu être réalisés du fait du confinement du chat et de la propriétaire. Selon le SciCom, il n’est pas possible de conclure à une infection virale productive mais elle peut être suspectée du fait des symptômes compatibles avec une coronavirose. Mais le chat peut aussi avoir été un vecteur passif du fait de la forte contamination de l’environnement liée à sa propriétaire infectée et confinée.

Le quatrième cas concerne un chat de Hong Kong déclaré le 3 avril 2020 à l’Organisation mondiale de la santé animale (OIE). Il a été placé sous quarantaine le 30 mars à la suite de l’hospitalisation de son maître contaminé par la Covid-19. Tous les échantillons (nasaux, cavité buccale, fèces) ont été positifs au Sars-CoV-2, de même que le 1er avril pour des écouvillons nasaux et oraux. Ce chat reste sous surveillance.

Depuis, il a été annoncé le 5 avril que des tigres et des lions pouvaient être contaminés dans un zoo du Bronx avec l’apparition de signes cliniques et une confirmation de la présence du virus sur plusieurs animaux le 22 avril (5 tigres et 3 lions) [3].

Puis deux chats new-yorkais ont été déclarés positifs [4]. Le premier chat présentait des symptômes respiratoires alors qu’il n’y avait aucun cas de Covid-19 dans les habitants de la maison. Ce chat peut avoir été contaminé par une personne extérieure à son domicile ou son propriétaire asymptomatique. Le propriétaire du second chat avait été diagnostiqué atteint de la Covid-19 avant l’apparition des symptômes chez son chat (troubles respiratoires), un autre chat présent au domicile n’ayant présenté aucun symptôme.

Enfin, le 26 avril 2020, le ministère de l’Agriculture néerlandais a annoncé que deux fermes comportant plus de 20 000 visons d’élevage avaient été contaminées par le virus de la Covid-19 (cf. article du 27 avril 2020)

Recherche d’anticorps chez les animaux de compagnie

Les laboratoires Idexx ont mis au point un test de diagnostic Idexx Sars-CoV-2 (Covid-19) RealPCR test ND.
Ce test a été réalisé sur près de 4000 échantillons respiratoires (77%) ou fécaux (23%), récoltés entre le 24 février et le 12 mars 2020 dans 50 Etats américains et en Corée du Sud où il existait des cas humains de Covid-19. Tous les animaux de compagnie testés (chiens : 55%, chats : 41% et chevaux : 4%) se sont révélés négatifs.
Une autre enquête sérologique (ELISA) réalisée chez des chats à Wuhan prélevés avant et après l’épidémie de Covid-19 a montré que le virus avait contaminé 11 chats sur les 102 prélevés après l’épidémie (les chats témoins prélevés avant l’épidémie étaient négatifs) [5]. Les taux d’anticorps les plus importants ont été relevés chez les trois chats dont les propriétaires étaient Covid-19 positifs (1/360, 1/360 et 1/1080).
Enfin une dernière recherche d’anticorps a concerné en France 21 animaux (9 chats et 12 chiens) en contact étroit avec 20 étudiants de l’Ecole nationale vétérinaire d’Alfort, dont 13 avaient présenté les symptômes de la Covid-19 (parmi lesquels 2 étudiants ont été confirmés positifs) [6]. Tous les animaux se sont révélés négatifs.
Une étude sur une plus large échelle dans plusieurs pays très affectés est nécessaire pour connaître si le Sars-CoV-2 circule ou non chez nos animaux de compagnie pendant une période d’épidémie importante.

Reproductions expérimentales de la Covid-19 chez des animaux

L’éditorial de la revue Nature du 1er avril 2020 rapporte les résultats des travaux réalisés par une équipe chinoise de l’Institut de recherche vétérinaire de Harbin [7] démontrant que l’on pouvait reproduire expérimentalement par inoculation intranasale l’infection par des virus Sars-CoV-2 chez des animaux pouvant être de compagnie ou de ferme (furets, chats, chiens, poulets, porcs et canards). Il faut noter que dans ce document prépublié (n’ayant pas encore fait l’objet d’une validation), seul un petit nombre d’animaux ont été inoculés, avec des fortes doses de virus. Le virus a été détecté dans les premières voies respiratoires des furets qui n’ont pas présenté de symptômes importants ou une mortalité. Cinq chats ont pu être infectés avec une excrétion virale dans les échantillons respiratoires et fécaux et une séroconversion. Il a été possible de démontrer que le virus pouvait être transmis par la voie aérienne sur l’un des trois chats en contact avec les chats inoculés. Les trois chiens inoculés ont montré une très faible sensibilité à l’infection virale. Enfin les porcs, les poulets et les canards ne se sont pas révélés sensibles.

Dans une seconde publication du 31 mars [8], une équipe sud-coréenne rapporte l’inoculation expérimentale de furets avec de fortes doses de virus. Chez ces furets, on a pu retrouver le virus dans les cavités nasales, la salive, l’urine et les fèces jusqu’à 8 jours suivant l’inoculation. Il a été aussi possible de démontrer une contagiosité chez des furets placés en contact direct dans la même cage que les furets inoculés. Pour quelques furets en contact indirect car placés dans des cages séparées, on a pu aussi démontrer la possibilité d’une transmission par la voie aérienne. Par comparaison avec les inoculations réalisées avec le Sars-CoV du Sras, les auteurs font remarquer que les aspects cliniques et les titres de virus dans les poumons sont plus faibles avec le Sars-CoV-2 mais que l’infection persiste plus longtemps chez l’animal, avec la possibilité d’un portage asymptomatique permettant la propagation du virus. Le furet peut néanmoins être un modèle animal pour l’étude de l’infection par le Sars-CoV-2 comme dans le cas de plusieurs viroses respiratoires humaines (virus influenza ou parainfluenza, virus respiratoire syncytial, Sars-CoV-1). Ce document prépublié ne concerne que 24 furets et n’a pas encore fait l’objet d’une validation.

Une étude ultérieure allemande du Friedrich-Loeffler-Institute [9] confirme la sensibilité du furet (24 animaux testés) et la résistance des porcs (9 testés) et des volailles (17 poulets testés) au Sars-CoV-2. Dans cette étude, 9 chauves-souris (roussettes/Rousettus aegyptiacus) ont été aussi inoculées et ont répliqué le virus dans leurs premières voies respiratoires, contaminant aussi par contact une des trois chauves-souris testées.
Rappelons que des études antérieures sur le Sars-CoV à l’origine du syndrome respiratoire aigu sévère (Sras) avaient déjà montré expérimentalement que les chats pouvaient être infectés et contaminer d’autres chats sans que l’on ait montré un rôle épidémiologique des chats dans ce syndrome.

Les observations précitées ne permettent pas, actuellement, de conclure à une infection productive favorisant une éventuelle contagiosité animal-Homme ou animal-animal. L’Anses vient d’ailleurs de confirmer, dans un avis du 20 avril [10], que «les animaux domestiques (d’élevage et de compagnie) n’ont pas de rôle dans la transmission du virus de la Covid-19 à l’Homme». Les chauves-souris européennes sont porteuses de coronavirus très différents du Sars-CoV-2. Le risque d’une contamination de ces espèces utiles et protégées par des personnes infectées est fort peu probable mais il importe de respecter leur écosystème.

Mesures de biosécurité

Ces observations ne modifient pas les recommandations formulées depuis le début de la pandémie. Il n’est pas nécessaire de séparer les animaux de la famille lorsqu’une personne est Covid-19 positive dans le milieu familial mais il faut renforcer les mesures de biosécurité habituellement recommandées pour éviter les zoonoses liées aux animaux de compagnie, notamment le lavage des mains, l’entretien de la litière ou l’apport des aliments tout en évitant un contact à risque avec l’animal (baisers, léchage, partage de la nourriture notamment).
Par conséquent, l’important est, lorsque la personne infectée est maintenue à domicile, de réduire au maximum les possibilités de contacts de l’animal avec celle-ci et de désinfecter son environnement. Il faut aussi recommander qu’une autre personne vivant sous le même toit s’occupe de l’animal.

Sars-CoV-2 et barrière d’espèce

Dans un article publié par l’Académie vétérinaire de France [11], Eric Leroy souligne que la «barrière d’espèce n’est pas si imperméable» avec les virus de type Sars-CoV-1 ou Sars-CoV-2 dont on connaît l’origine zoonotique, d’une part avec les chauves-souris du genre Rhinolophus mais aussi avec différents hôtes intermédiaires possibles, dont la civette palmiste à masque pour le Sars-CoV-1 et le Pangolin asiatique (Manis javanica) pour le Sars-CoV-2, d’autres carnivores ayant été sensibles à l’un et/ou l’autre de ces virus (chats, chiens viverrins, furet). La protéine de surface (S) du Sars-CoV-2 intervient dans l’attachement du virus à la cellule hôte, la fusion membranaire et son entrée dans la cellule. La sous-unité de cette protéine (S1) permet l’attachement de Sars-CoV-2 à la cellule cible du fait de l’interaction entre un site de liaison, le receptor binding domain (RBD) et un récepteur situé à la surface de la cellule comme l’angiotensin-converting enzyme 2 (ACE2). Le RBD du Sars-CoV-2 aurait une affinité non seulement pour le récepteur ACE2 de l’Homme mais aussi pour plusieurs espèces animales, qu’il s’agisse d’animaux de compagnie (chiens, chats, furets) ou d’animaux d’élevage tels que les bovins, moutons ou chevaux. Comme les coronavirus pathogènes pour les chiens et les chats seraient issus d’une recombinaison au niveau de la protéine S, on ne peut exclure la possibilité (difficile à évaluer) d’une recombinaison en cas de co-infection avec le Sars-CoV-2.

Comme l’ont souligné Sun et al. [12], «les similitudes de la séquence des récepteurs se liant au Sars-CoV-2 entre l’Homme et les animaux suggèrent une faible barrière d'espèce pour la transmission du virus aux animaux de ferme. Nous proposons, sur la base du modèle une seule santé, que les vétérinaires et les spécialistes des animaux soient impliqués dans une collaboration interdisciplinaire dans la lutte contre cette épidémie».

 

[1] Les trois cas de Hong Kong ont fait l’objet d’une alerte sanitaire pour maladie émergente à potentiel zoonotique inconnu à l’Office international des épizooties :
https://www.oie.int/wahis_2/public/wahid.php/Reviewreport/Review/viewsummary?fupser=&dothis=&reportid=33455
https://www.oie.int/wahis_2/public/wahid.php/Reviewreport/Review/viewsummary?fupser=&dothis=&reportid=33684
https://www.oie.int/wahis_2/public/wahid.php/Reviewreport/Review/viewsummary?fupser=&dothis=&reportid=33832
[2] https://urlz.fr/cfa1.
[3] https://www.theverge.com/2020/4/6/21211217/pets-cats-tigers-bronx-zoo-covid-19-coronavirus
[4] https://edition.cnn.com/2020/04/22/health/cats-new-york-coronavirus-trnd/index.html
[5] Zhang Q et al. Sars-CoV-2 Neutralizing Serum Antibodies in Cats: a Serological Investigation. https://doi.org/10.1101/2020.04.01.021196 (prépublication non validée).
[6] Temman S. et al. Absence of Sars-CoV-2 Infection in Cats and Dogs in close Contact with a Cluster of Covid-19 Patients in a Veterinary Campus. bioRxiv preprint doi: https://doi.org/10.1101/2020.04.07.029090.
[7] Jianzhong Shi et al. Susceptibility of ferrets, cats, dogs, and different domestic animals to Sars-coronavirus-2. bioRxiv preprint 2020.03.30.015347v1.full.pdf
[8] Young-Il Kim et al. Infection and Rapid Transmission of Sars-CoV-2 in Ferrets. Journal pre-proof. CellPress.DOI: 10.1016/j.chom.2020.03.023.
[9] Beer Martin. Covid-19: Experimental Infection of Fruit Bats, Ferrets, Pigs, and Chicken with Sars-CoV-2 at Friedrich-Loeffler-Institut. Promed Post – ProMED-mail 10 Apr 2020.
[10] https://www.anses.fr/fr/content/covid-19-pas-de-r%C3%B4le-des-animaux-domestiques-dans-la-transmission-du-virus-%C3%A0-l%E2%80%99homme
[11] Leroy E et al. Transmission du Covid-19 aux animaux de compagnie : un risque à ne pas négliger. Bull. Acad. Vét. France, 2020. http://www.academie-veterinaire-defrance.org/
[12] Sun J, Wan-Ting H, Wang L, Lai A, Ji X et al. Covid-19: Epidemiology, Evolution, and Cross-disciplinary Perspectives. Trends Mol Med. , 2020. (https://doi.org/10.1016/j.molmed.2020.02.008) Online ahead of print.