Jean-Marc Ginoux
(Ellipses, 2022, 240 p. 18€)
Hasard et erreur sont deux ingrédients qui ont pimenté l’histoire des sciences à de multiples reprises au cours des siècles. L’un et l’autre ont engendré de grandes découvertes ; l’un et l’autre en ont également retardé certaines. Dans cet ouvrage, Jean-Marc Ginoux, physicien, analyse leur rôle dans vingt-huit épisodes plus ou moins connus de l’histoire des sciences. En voici quelques exemples.
Le Britannique James Bradley observe par hasard, en 1725, l’orientation de la girouette située sur le mât d’un voilier ; celle-ci change légèrement à chaque virement de bord car elle combine les orientations du vent et du bateau. De la même manière, raisonne Bradley, se combinent le mouvement de la lumière émise par une étoile et celui d’un observateur terrestre tournant autour du Soleil. Il calcule que le mouvement apparent de l’étoile pour l’observateur est une petite ellipse parcourue en un an. C’est ce qu’il observe pour l’étoile γ de la constellation du Dragon. Il s’agit là de la première preuve expérimentale de la rotation de la Terre autour du Soleil depuis la théorie de Copernic, deux siècles auparavant ! Et déclenchée par le hasard d’une observation de voilier !
Heinrich Hertz met au point, en 1886, le premier dispositif destiné à émettre et recevoir des ondes radio (prédites par la théorie de Maxwell). L’onde est émise par l’étincelle qui claque entre les deux boules d’un circuit éclateur, et captée sur un résonateur qui doit être «accordé». Hertz a dû recourir à de longs tâtonnements avant d’ajuster avec succès les paramètres électriques et spatiaux de son appareil. Aujourd’hui omniprésentes, les «ondes hertziennes» sont nées d’un véritable «hasard expérimental» !
Henri Becquerel est le troisième d’une dynastie Becquerel au Muséum d’histoire naturelle de Paris. Guidé par Poincaré, Henri veut vérifier si toute matière fluorescente génère des rayons X (découverts un an avant). Il utilise des lamelles de sel d’uranium qu’il va exposer au soleil pour les rendre fluorescentes. Il les colle à des plaques photographiques enrobées de papier noir. Advient une période sans soleil. Il met le tout dans un tiroir en attendant des jours meilleurs. Quelques jours plus tard, il décide de développer les clichés (une intuition ?). Il s’attend à ne rien voir. Surprise ! La silhouette des lamelles est inscrite avec une grande netteté. En résumé, il vient de découvrir la radioactivité naturelle (1896), une des plus grandes découvertes de l’histoire des sciences. Par pur hasard. Mais «ces accidents heureux n’arrivent qu’à ceux qui les méritent», souligne Louis de Broglie dans son bel éloge d’Henri Becquerel.
En 325 av. J.-C., l’astronome Pythéas voyage dans l’Europe du Nord, découvre les marées, le soleil de minuit et les ours blancs. Le géographe Strabon lui taille une réputation d’affabulateur. Et pourtant, il mesure correctement la latitude de sa ville de Marseille, la première ville cartographiée de l’histoire. Il calcule avec une grande exactitude la circonférence de la Terre à 39 960 km (valeur réelle : 40 075 km). Tout comme Eratosthène peu après à Alexandrie. Quatre siècles plus tard, Claude Ptolémée ignore ses talentueux prédécesseurs : il estime la circonférence de la Terre à 28 000 km. Son modèle du monde ainsi rétréci s’impose pendant plus de mille ans, jusqu’à Christophe Colomb. Celui-ci croyait donc l’Asie, sa destination, beaucoup plus proche de l’Europe. «Sans l’erreur de Ptolémée qui peut dire s’il aurait entrepris un tel périple ?».
Citons d’autres exemples parmi les vingt-huit sujets traités : la découverte de l’électromagnétisme par Oersted, que Pasteur attribue à tort au hasard ; celle de la structure cristalline des minéraux par le prêtre réfractaire René Haüy ; celle des rayons X par Röntgen ; l’erreur d’Aristote sur la chute des corps, qui dura deux mille ans, mais aussi celle (brève) de Galilée ; deux erreurs qui se compensent par chance pour Kepler et sa loi des aires et pour Le Verrier et sa découverte de Neptune ; l’erreur, longtemps dissimulée au grand public, de Poincaré qui lui permettra de jeter les bases de la théorie du chaos ; l’univers statique d’Einstein, «la plus grosse erreur de [sa] vie», selon ses termes.
Curieusement, l’auteur semble donner crédit à des histoires généralement considérées plutôt comme des légendes : Archimède et sa baignoire, Galilée et le lustre de l’église de Pise.
L’auteur s’abstient de considérations théoriques générales sur le hasard et l’erreur, et ne s’en tient qu’aux faits. Il cite abondamment témoins et historiens. Le texte se trouve ainsi morcelé, ce qui nuit un peu à la fluidité du récit, mais apporte un point de vue historique précieux.
Ce livre s’adresse d’abord aux amateurs d’histoire des sciences. Ils auront le plaisir de découvrir quelques histoires méconnues et de redécouvrir sous un angle original certains épisodes classiques.