Carlo Rovelli
(Flammarion, 2021, 270 p. 21,90€)
«C’est le cœur battant de la science d’aujourd’hui. Pourtant, elle reste profondément mystérieuse. Subtilement inquiétante.» En quelques mots, Carlo Rovelli capte l’essence de la mécanique quantique, objet de son dernier livre. Physicien, philosophe et auteur à succès, il est un des pères de la gravitation quantique à boucles (1988) et un des cent penseurs les plus influents du monde, selon le magazine Foreign Policy (2019).
Helgoland est une île battue par les vents de la mer du Nord où, en juin 1925, un jeune physicien allemand de 23 ans, Werner Heisenberg, est sur le point de résoudre le problème que lui a soumis Niels Bohr, son mentor de Copenhague. Douze ans auparavant, celui-ci a établi un modèle de l’atome dans lequel les électrons tournent autour du noyau sur des orbites bien précises. Lorsque l’électron «saute» d’une orbite à une autre plus basse, il émet de la lumière. Pourquoi ces orbites et pas d’autres ? Le trait de génie du jeune Heisenberg est d’ignorer l’électron et sa trajectoire, et de ne raisonner que sur l’observable, c’est-à-dire la lumière émise lors des sauts d’électron, qu’il représente par des tableaux ou matrices. Une nuit, il tient la solution : «J’étais profondément troublé. J’avais la sensation de regarder à travers la surface des phénomènes, vers un intérieur d’une étrange beauté». Puis il a cette idée vertigineuse, germe de la révolution à venir : «Il semble que les électrons ne se déplaceront plus sur des orbites». De retour à Göttingen, Heisenberg et ses collègues Wolfgang Pauli (25 ans) et Pascual Jordan (23 ans) développent une nouvelle théorie, en langage matriciel, guidés par Max Born (40 ans), «seul adulte dans la pièce» ! La «physique des gamins» triomphe. «Un vrai calcul de sorcellerie», écrit Einstein.
Janvier 1926 : le physicien autrichien Erwin Schrödinger est dans les Alpes suisses avec une de ses (nombreuses) maîtresses et, pour tout bagage, la thèse du physicien français Louis de Broglie, qui postule que toutes les particules sont aussi des ondes. Schrödinger formule l’équation de l’onde-électron de l’atome et retrouve brillamment les orbites de Bohr, quelques semaines après les gamins de Göttingen. Max Born établit que cette équation donne la probabilité d’observer la particule à un endroit donné. Les deux équations matricielle et ondulatoire donnent des résultats équivalents.
Dès lors, malgré sa dualité et ses multiples zones d’ombre inexpliquées, la mécanique quantique vogue de succès en succès. Elle explique des pans entiers de la physique et de la chimie. Elle a donné lieu à huit prix Nobel : Einstein, Bohr, de Broglie, Heisenberg, Schrödinger, Dirac, Pauli, Born.
Et pourtant, les mystères qui entourent cette théorie ne manquent pas : les quanta d’énergie, le rôle prédominant du hasard, le rôle ambigu de l’observateur, l’absence de trajectoire, l’impossibilité de connaître simultanément position et vitesse d’une particule, la superposition d’états quantiques (comme si une particule se trouvait à deux endroits à la fois), l’intrication (deux particules conservent un lien après leur séparation, même à 1000 km de distance).
Les débats sur «l’interprétation» de cette théorie incompréhensible perdurent depuis un siècle. Schrödinger s’est longtemps opposé aux quanta avant de se rallier (1948). Einstein et Bohr se sont affrontés, de 1927 à 1935, au cours d’échanges fameux, devenus des classiques du genre. Dans un «curieux bestiaire d’idées extrêmes», Rovelli présente et critique les principales interprétations de la théorie. Celle dite de Copenhague, qui est dans tous les manuels de physique du monde, est, à ses yeux, trop dépendante de l’observateur : «le monde existe, même si je ne l’observe pas !», objecte-t-il.
Rovelli en vient à décrire sa propre interprétation dite «relationnelle» et son credo philosophique : l’observateur fait partie de la nature. Le monde réel n’existe pas en dehors des interactions entre les objets. Un objet n’existe que dans sa relation avec un autre. Un objet peut être réel pour A et irréel pour B. Les évènements sont discontinus, probabilistes, relatifs. L’auteur montre comment ces hypothèses résolvent les paradoxes quantiques. Ses références philosophiques incluent Héraclite : «Tout s’écoule» ; Platon : «L’être n’est rien sinon action» ; Nagarjuna, un penseur indien du IIe siècle ; Ernst Mach, physicien et philosophe autrichien, qui prêcha le primat de l’observable sur les réalités cachées et influença Einstein, les philosophes du Cercle de Vienne, Bohr et les gamins de Göttingen.
Carlo Rovelli a «écrit ce livre à l’intention des débutants en mécanique quantique», et son art de la vulgarisation fait merveille. Mais une part importante de son essai est destinée à ses collègues scientifiques et philosophes. Ses prises de position et ses réflexions philosophiques apportent une forte touche personnelle et originale. Un livre marquant qui suscite la réflexion.