La mécanique moléculaire des fluides : un champ d’innovation pour l’eau et l’énergie

Lydéric Bocquet

(Fayard, 2023, 96 p. 12€)

 
La mécanique moléculaire des fluides : un champ d’innovation pour l’eau et l’énergie  (L. Bocquet, Fayard, 2023) Un petit livre pour une grande découverte !
L’auteur, Lydéric Bocquet, est normalien, professeur à l’ENS et directeur de recherche au CNRS (laboratoire de physique de l’ENS). Il est membre de l’Académie des sciences et titulaire, pour la période 2022-2023, de la chaire Innovation technologique (Liliane Bettencourt) au Collège de France. L’ouvrage édité chez Fayard dans la collection «Leçons inaugurales du Collège de France» n’est autre que la transcription de sa leçon inaugurale prononcée au Collège de France le 2 février 2023.

Qui aurait l’idée de monter une expérience pour faire s’écouler de l’eau à travers un tube (un nanotube de carbone en l’occurrence) dont le diamètre est de l’ordre du nanomètre, c’est-à-dire seulement dix fois plus que la dimension d’une molécule d’eau ? Lydéric Bocquet l’a fait, inspiré par une devise d’Anne Sylvestre qu’il a faite sienne : «Là où j’ai peur, j’irai» et pour répondre à une question de son fils à propos d’un titre du journal Libération du 30 août 2005 : «Pétrole : comment s’en passer ?». La question était : «Papa, tu es chercheur ! qu’est-ce que tu ferais toi pour résoudre ça ?». Relever le défi l’a conduit à prouver que l’équation utilisée par tous les mécaniciens des fluides pour décrire les comportements des fluides en mouvement à l’échelle macroscopique, la fameuse équation de Navier Stokes (la seule équation qui figure dans son ouvrage), n’est pas suffisante pour décrire les phénomènes observés à cette échelle du nanomètre ! Lorsque le diamètre du capillaire diminue, le frottement diminue également jusqu’à s’annuler pour des valeurs inférieures à dix nanomètres, ce qui explique qu’on puisse obtenir, dans ces tubes très fins, des vitesses de passage beaucoup plus importantes que celles prévues par l’équation de Navier Stokes. Encore faut-il être capable de mesurer de si faibles débits ! La première partie du livre est consacrée à cette découverte expérimentale (rendue possible par l’utilisation d’une méthode originale pour mesurer de très faibles débits) et à l’explication qui a pu être donnée de la production simultanée d’électricité. Tout réside dans le couplage de phénomènes de natures hydraulique et électrique à la paroi du tube : Lydéric Bocquet détaille ces interactions mais il utilise une image qui facilite la compréhension : celle des interactions entre le vent et la houle. Ce chapitre, accessible à tous, passionnera sûrement les connaisseurs du domaine mais l’ouvrage ne s’arrête pas là.

Des ingénieurs ont eu vent de ces travaux : ils ont imaginé la façon de changer d’échelle par l’utilisation d’une membrane nanoporeuse pour aboutir ainsi à un procédé innovant de production d’énergie verte en récupérant l’électricité produite au passage de l’eau. C’est cette suite qui constitue la deuxième partie de l’ouvrage de Lydéric Bocquet : une analyse de ce passage de la recherche à l’innovation technologique grâce à la collaboration et aux interactions entre un laboratoire de recherche fondamentale et un groupe d’ingénieurs en quête d’une idée pour produire une énergie verte de façon continue à partir de ressources facilement disponibles et prêts à s’atteler au changement d’échelle, au travers de la création d’une startup. Le lecteur découvrira ainsi comment une membrane nanoporeuse (dont les pores ont une dimension moyenne de l’ordre du nanomètre) peut être utilisée comme une barrière semi-perméable entre de l’eau salée (eau de mer) et de l’eau douce. Dans ces conditions, un écoulement d’eau se produit naturellement entre l’eau douce et l’eau salée dans les nanopores de la membrane. L’eau douce traverse la membrane pour diluer l’eau salée : c’est le phénomène d’osmose, connu de longue date. La nouveauté qui résulte des travaux de Lydéric Bocquet c’est qu’en fonction de la membrane nanoporeuse utilisée, cet écoulement peut reproduire à grande échelle les phénomènes observées au laboratoire sur un nanotube et produire de l’électricité de façon continue. Les estuaires des grands fleuves constitueraient donc un lieu idéal pour l’installation de telles «centrales» !

Lydéric Bocquet utilise cet exemple pour illustrer la démarche qui associe chercheurs et ingénieurs innovants et permet la valorisation de la recherche fondamentale au travers de ce processus d’innovation. C’est une grande leçon, à la hauteur de l’importance de la découverte et de l’enjeu que représente son application : la production d’une nouvelle forme d’énergie renouvelable qui, dans un avenir proche, pourrait devenir la technologie dominante ! On estime en effet qu’il y aurait mille à deux mille Gigawatts de puissance osmotique récupérable dans les estuaires des grands fleuves, soit l’équivalent de mille à deux mille réacteurs nucléaires d’un Gigawatt. Pour mémoire, «aujourd’hui, il n’y a que 440 réacteurs nucléaires dans le monde», dont 56 en France ! Il s’agit donc bien d’une technologie majeure qui pourrait émerger à partir de ces travaux et de cette collaboration ! Au-delà de cette immersion dans la genèse d’une innovation, cet ouvrage est un plaidoyer pour une collaboration entre recherche et innovation, une symbiose seule capable d’apporter une réponse technologique aux défis de la transition écologique, dans les courts délais qu’impose la rapidité du changement climatique.