Jean Audouze
Astrophysicien, directeur de recherche émérite au CNRS
Le 4 juillet 2012, le CERN de Genève annonçait la mise en évidence expérimentale, grâce à son Large Hadron Collider (LHC), du fameux boson de Higgs, la particule élémentaire qui confère leur masse aux autres, dont l’existence, imaginée en 1954 par Robert Brout (1928-2011), François Englert et Peter Higgs (les deux derniers furent lauréats du prix Nobel de physique 2013), vient donc compléter le tableau «standard» des particules. Pour les physiciens de toutes nationalités travaillant dans ce domaine, cette annonce était considérable et justifiait a posteriori les efforts budgétaires, technologiques et intellectuels ayant permis cette découverte.
Environ trois ans et demi après, à savoir le 11 février 2016[1], se tint au siège de la National Science Foundation (NSF) à Washington une conférence de presse suivie par le monde entier, annonçant la première mise évidence expérimentale par l’observatoire américain à ondes gravitationnelles LIGO (décrit plus loin) d’une forte émission de telles ondes (fig. 1).
Le phénomène responsable de la production de ces ondes est la coalescence de deux trous noirs stellaires de masses respectives de 29 et 36 masses solaires en un seul objet, également un trou noir de 62 masses solaires – les 3 masses solaires de différence ayant été dissipées sous forme d’énergie véhiculée par les ondes gravitationnelles ainsi détectées. La distance par rapport à nous de ce phénomène grandiose a été évaluée à 1,2 milliards d’années-lumière ; on ne connaît pas précisément la direction dudit phénomène car deux antennes sont insuffisantes pour accomplir la triangulation appropriée. Les astrophysiciens qui procédèrent à ces détections seront en meilleure situation quand l’instrument européen VIRGO, qui est situé à côté de Pise en Italie et qui est de taille comparable (3 km pour VIRGO et 4 km pour les antennes de LIGO), sera lui aussi en opération, ce qui est prévu pour la fin de cette année.
L’émission de telles ondes gravitationnelles correspond à une brusque mais infinitésimale oscillation de l’espace induite par le mouvement de grandes masses telles que celles de trous noirs dits massifs (quelques dizaines de masses solaires) ou supermassifs[2] (quelques millions voire quelques milliards de masses solaires) ou encore celles des étoiles à neutrons encore appelées pulsars. La théorie de la relativité générale d’Einstein établie il y a cent ans, qui relie la géométrie de l’espace-temps à la gravité induite par le contenu matériel de l’Univers prédit de telles émissions.
Mais Einstein croyait que leur caractère particulièrement ténu[3] empêcherait que l’on puisse les détecter un jour ! Pour comprendre la raison du caractère infime de ces ondes, il faut se souvenir que l’intensité relative de l’interaction gravitationnelle par rapport à celle de l’électromagnétisme est dans un rapport 1 / 1 suivi de 35 zéros. L’impression de leur apparente égalité vient du fait que la force électromagnétique s’exerce entre des éléments pouvant porter des charges électriques (ou magnétiques) positives (ou négatives) alors qu’il n’y a pas d’antigravité et donc que cette force gravitationnelle n’est pas «écrantée» comme peut l’être l’électromagnétisme.
Si la détection de cette émission d’ondes gravitationnelles par des instruments dédiés au sol constitue une découverte d’une importance considérable, il convient de rappeler que les astrophysiciens Russel A. Hulse et Joseph H. Taylor (tous les deux récipiendaires du prix Nobel de physique 1993) ayant découvert en 1974 le système binaire de pulsars PSR B1913+16 avaient mesuré alors leur ralentissement et interprété également ce phénomène en termes d’émission de telles ondes.
L’annonce de février 2016 concernait un événement dont la détection eut lieu le 14 septembre 2015 grâce aux instruments de LIGO (pour Laser Interferometer Gravitational Wave Observatory), quelques jours après sa remise en service effective ayant eu lieu après une amélioration de sa sensibilité qui s’était étalée sur plusieurs années. Cet observatoire LIGO, d’un genre très particulier, est constitué de deux interféromètres optiques de 4 km de long chacun situés à 3000 km de distance l’un de l’autre : une station est localisée à Hanford dans l’Etat de Washington et l’autre fut construite à Livingstone en Louisiane. Il s’agit dans les deux cas d’interféromètres Michelson, dont le schéma optique est reproduit figure 2.
Le 14 septembre donc, un signal (reproduit figure 1) qui dura 0,3 secondes fut d’abord détecté par l’antenne de Livingstone puis 7 millisecondes après, un signal de forme strictement identique fut repéré par celle de Hanford. La différence entre ce délai de 7 millisecondes et les 10 millisecondes que mettrait un signal lumineux pour aller de Livingstone à Hanford permet de déterminer la distance à laquelle se trouve le phénomène émetteur. Comme les astrophysiciens travaillant à se convaincre que ce signal correspond bien à l’émission d’ondes gravitationnelles étaient «échaudés» par une annonce du même type proclamée un peu à tort à partir d’observations de la polarisation du rayonnement diffus cosmologique (le fameux rayonnement à 2,7 K) effectuées à l’aide du télescope BICEP 2 installé au pôle Sud, ils prirent cinq mois pour ce faire, ce qui fait que la publication de cette détection, signée par 1000 scientifiques (dont 75 Français), apparut en février dans la revue Physical Review Letters.
L’idée d’utiliser des interféromètres optiques et de mesurer des variations minuscules de leur base en observant la perturbation correspondante des franges d’interférence fut proposée dès les années soixante par le physicien Jo Weber, alors professeur à l’université du Maryland. Mais ses dispositifs étaient loin d’avoir la sensibilité requise pour de telles détections. Cet astrophysicien ne cachait pas son amertume quand on avait la chance, comme ce fut mon cas, de converser avec lui. De fait, ayant été l’étudiant de thèse de George Gamow, il reprochait à sa mémoire de ne pas lui avoir suggéré de découvrir le rayonnement radio fossile à 3K, détecté de façon fortuite en 1965 par A. Penzias et R. Wilson. En 1992, Kip Thorne et Ronald Drever du California Institute of Technology (Caltech) et Rainer Weiss du Massachussets Institute of Technology (MIT) convainquirent la National Science Foundation (NSF) de financer la construction de LIGO avec un budget d’environ 620 millions de dollars.
Plus de 23 ans se sont donc écoulés entre la décision de construire ces instruments et l’obtention de ce résultat magnifique ! Les agences de recherche comme la NSF, le CERN ou celles qui opèrent dans l’espace sont donc obligées de parier sur le succès des instruments qu’ils financent et ce, pendant des temps très longs sans aucune commune mesure avec la périodicité des rendez-vous électoraux.
Egalement au début des années quatre-vingt-dix, une équipe constituée principalement d’astrophysiciens français et italiens conçut le programme VIRGO (du nom du superamas de galaxies auquel appartient notre Voie lactée) qui fut, lui, financé par un consortium comprenant le CNRS, le Centre national de la recherche d’Italie, et des contributions plus modestes en provenance de la Hongrie, des Pays-Bas et de la Pologne. Il en résulta un interféromètre situé à côté de la ville de Pise dont les bras mesurent 3 km. Pour que VIRGO atteigne la sensibilité requise pour pouvoir détecter ces émissions, il faut attendre la fin des opérations d’amélioration des détecteurs, prévue à l’été ou à l’automne de cette année. A ce moment-là, le partage des données obtenues par les deux antennes de LIGO et par VIRGO permettra de déterminer la position de l’événement émetteur des ondes gravitationnelles ainsi détectées.
Les porte-parole de LIGO qui se sont exprimés au cours de la conférence de presse de février ont pu dire très justement que les astronomes voient s’ouvrir une ère nouvelle de leur discipline avec ce type de détection, un peu comparable à celle qui débuta en 1609 lorsque Galilée pointa sa lunette astronomique en direction de la Lune : nous avons désormais accès à des phénomènes tout à fait nouveaux comme la fusion de deux trous noirs trop distants pour que la lumière qui les entoure soit perceptible avec nos télescopes. D’ailleurs LIGO et VIRGO n’ont pas vocation à demeurer les seules installations en mesure d’accomplir des observations en astronomie gravitationnelle. La figure 3 montre la distribution géographique de ces différents observatoires d’un genre nouveau.
La fréquence des ondes gravitationnelles susceptibles d’être détectées par ces observatoires au sol se situe dans l’intervalle de 10 à 1000 Hz. Depuis plusieurs années, l’ESA (maintenant seule car la NASA a mis fin à cette collaboration précise en 2011) travaille à la conception d’un projet spatial très ambitieux appelé eLISA qui consistera en un ensemble de trois satellites formant un triangle équilatéral d’un million de kilomètres de côté ayant deux bras chacun et qui évoluera dans un plan faisant un angle de l’ordre de 20° avec celui de l’écliptique ; cet ensemble de trois interféromètres Michelson étant capable de détecter des ondes gravitationnelles dont la fréquence est comprise entre 0,001 et 1 Hz. (fig. 4). Les astrophysiciens prédisent que cet instrument spatial, dont le lancement est prévu en 2034, doit être capable de détecter les ondes gravitationnelles émises par les trous noirs supermassifs se trouvant au centre de la plupart des galaxies spirales proches de la nôtre. Pour qualifier cette mission très ambitieuse, un prototype à une seule antenne intitulée LISA Pathfinder a été lancé le 3 décembre 2015 vers le point de Lagrange L1 (un point situé entre le Soleil et la Terre où les forces de gravité imprimées par ces deux astres s’annulent). Cette mission a pour objectif de tester les instrumentations et les systèmes technologiques qui seront embarqués sur eLISA. Les procédures de présélection de cette mission qui fait partie du programme «lourd» intitulé «Cosmic Vision» de l’ESA doivent débuter cette année.
Entre l’existence théorique du boson de Higgs et sa mise en évidence expérimentale, il a fallu attendre 58 ans. Un siècle s’est écoulé entre la formulation de la théorie de la relativité générale par A. Einstein et cette quasi miraculeuse détection de septembre 2015. Dans les deux cas, les physiciens impliqués dans ces efforts expérimentaux ont dû d’abord convaincre les agences de financement de la recherche de consacrer des budgets conséquents à leurs projets ; ensuite surmonter de nombreux problèmes technologiques ; enfin, consacrer de longs mois à vérifier la validité de leurs détections. Dans les deux cas, «le jeu en vaut la chandelle» car des pans importants de la physique sont ainsi justifiés. De plus, dans le cas des ondes gravitationnelles, un nouveau chapitre de l’histoire de l’astronomie vient de débuter maintenant.