Denis Monod-Broca
Ingénieur et architecte, secrétaire général de l’Afas
Dans un récent article du Monde [1], Mark Lilla, historien, professeur à Columbia, s’interroge sur ce qu’il appelle la «passion de l’ignorance».
A l’origine de sa réflexion, et sans doute est-ce là son événement déclencheur, se trouvent les discours de campagne de Donald Trump, discours souvent sans queue ni tête, parfois dénués de toute espèce de pertinence, et qui pourtant viennent de le faire élire à la présidence des Etats-Unis d’Amérique.
Mais, très vite, s’écartant de ce cas politique particulier ainsi que des ravages bien connus de la démagogie sous toutes ses formes, sa réflexion amène Mark Lilla à mettre l’accent sur notre propension commune à parfois préférer de pas savoir. Ainsi écrit-il :
Ou encore :
Et :
Concluant par ces mots :
Le propos rejoint la représentation, dans certains tableaux classiques, de la Vérité : une jeune femme nue portant un miroir à bout de bras. Et ce miroir qu’elle nous tend, à nous qui regardons le tableau qui la représente, nous le voyons, bien sûr, mais cherchons-nous à savoir ce qu’il pourrait bien nous montrer de nous-mêmes ?
Nous vivons une drôle d’époque.
Une époque inquiétante à plus d’un titre.
Tout le monde croit savoir mieux que tout le monde, tout le monde accuse tout le monde de se tromper.
La connaissance scientifique en pâtit.
De nombreux sujets scientifiques (et autres), qui devraient être débattus avec calme, sont l’objet de polémiques publiques, parfois d’une grande violence, avec participation de scientifiques s’opposant eux aussi les uns aux autres, chacun ayant choisi son camp.
La «passion de l’ignorance» : Mark Lilla a su nommer, par cette formule surprenante, l’un des ressorts principaux du mal qui nous frappe. Tous autant que nous sommes, nous ne voulons pas savoir, ou pas toujours, ou nous ne voulons pas vraiment savoir, ou nous ne voulons pas tout savoir, ou nous nous accrochons à un savoir erroné ou incomplet, ou nous nous satisfaisons de quelques certitudes sujettes à caution…
Quand Gérard de Nerval dit «l’ignorance ne s’apprend pas», il dit juste. Un savoir s’apprend, une absence de savoir, elle, ne saurait s’apprendre. Cette lapalissade est joliment trouvée et exprimée. Mais l’ignorance n’est pas seulement un état de fait opposé au savoir, elle a aussi le caractère d’une pulsion instinctive, d’une passion, qu’il appartient à chacun de combattre, en lui-même.
«Et pourtant, elle tourne», aurait dit Galilée face à ses juges qui ne voulaient pas le savoir. Cette phrase si volontiers répétée appartient à la légende, elle n’en exprime pas moins, par ses quelques mots si simples, à quel point il peut être difficile de s’extraire du refus de savoir.
Le savoir, le savoir vrai, confirmé, est le remède, il est notre planche de salut.
Il est dans la mission de l’Afas de le transmettre, au moins dans le domaine qui est le sien, celui des sciences.
Et pour cela il importe de ne pas nous cacher cet obstacle majeur, la passion de l’ignorance, que l’historien des idées américain qu’est Mark Lilla met si bien en évidence dans cet article.
Autrement dit, ne convient-il pas, en accueillant la contestation, de sortir la science de la tour d’ivoire qu’elle s’est construite, en contradiction avec ses propres principes ?