L’affaire des rayons N

Tout le monde a entendu parler des rayons X, découverts en 1895 en Allemagne, mais peu de gens connaissent les rayons N, découverts huit ans plus tard à Nancy. En mars 1903, René Blondlot, professeur à l’université de Nancy, annonce la découverte d’« une nouvelle espèce de lumière », qu’il baptise « Rayons N » (N pour Nancy). Un nouveau coup de tonnerre dans le monde de la physique, qui n’en manque pas en ce début du XXe siècle.

(c) Gallica

Blondlot et ses collègues enchaînent aussitôt les expériences dans leur laboratoire de Nancy, et publient à un rythme effréné. A Paris, André Broca et le jeune Jean Becquerel vont se joindre à l’aventure. Le profil de ces nouveaux rayons se précise rapidement. A la différence des rayons X, ils n’ont aucune action photographique. Ils augmentent l’éclat d’une source lumineuse et c’est ainsi qu’ils sont détectés. Ils peuvent être réfractés, réfléchis, diffusés, polarisés. Ils traversent toutes les substances sauf le plomb, le platine, et l’eau pure. Ils peuvent être stockés dans le cristal de roche, se propager le long de fils métalliques, et même aiguiser nos sens : la vue, l’ouïe, l’odorat, le goût. Par leur longueur d’onde, ils se situent entre les rayons X et l’ultraviolet. Les sources d’émission sont extrêmement variées : lumière, sons, matériaux mis sous pression : bois, fer, caoutchouc, verre. Une canne de bois de jonc pliée, une lame d’acier trempé datant de l’époque mérovingienne émettent des rayons N. Augustin Charpentier, physiologiste à Nancy, découvre que les organismes vivants sont également sources de rayons N : les végétaux (sauf le bois vert), les animaux (grenouille, lapin) ; chez l’être humain : les nerfs, les muscles et le cerveau lorsqu’ils sont en action. Ce nouveau développement fait le miel des adeptes du spiritisme, qui en revendiquent d’ailleurs la priorité. Des expériences spectaculaires sont décrites dans les journaux de grande diffusion comme Le Petit Journal qui tire à deux millions d’exemplaires : On place une plaque phosphorescente (du sulfure de calcium) près du cerveau d’une personne. Lorsque celle-ci parle, son cerveau s’active, et la plaque s’illumine. De même, on peut suivre le tracé des nerfs sous la peau, ou le contour du cœur. On compte sept publications de Charpentier pendant le seul mois de mai 1904. A la fin de l’année, Blondlot reçoit le prix Leconte de 50 000 frs de l’Académie des Sciences, (soit cinq fois son salaire annuel). Il a été préféré à Pierre Curie. Un triomphe pour Blondlot, qui peut espérer le Nobel ?

René Blondlot
René Blondlot

En fait, c’est son chant du cygne. Car les rayons N n’existent pas. Nous sommes en présence d’une erreur scientifique d’une envergure exceptionnelle. 250 articles ont été écrits par plus de 100 chercheurs à propos d’un phénomène purement imaginaire. Comment en est-on arrivé là ?

Rayons de la suggestion

Pendant que Blondlot, Charpentier et leurs amis volent de découvertes en découvertes, une petite musique vient de l’étranger qui devient peu à peu un grondement. En Allemagne, en Italie, en Angleterre (Cambridge), au Canada (McGill), on ne parvient pas à reproduire les expériences de Nancy. Celles-ci reposent sur l’observation à l’œil nu d’une faible variation de luminosité, une opération éminemment subjective. Blondlot affirme qu’il faut « éduquer » son œil. Une rumeur malicieuse circule dans les laboratoires européens : les rayons N ne sont visibles que par des Français ! Un physiologiste belge propose de les nommer « rayons de la suggestion », en référence à l’Ecole de Nancy fameuse pour l’étude de l’hypnose par suggestion.

Robert Wood
Robert Wood

En septembre 1904, le physicien américain Robert Wood est désigné par ses pairs pour trancher le débat. Il se rend à Nancy. On lui fait une démonstration, mais il ne voit pas les effets qu’on lui annonce. Lors d’une deuxième expérience, il subtilise discrètement un prisme d’aluminium, bloquant ainsi la production supposée des fameux rayons à l’insu des expérimentateurs, lesquels disent toujours voir les effets des rayons N ! Le rapport de Wood publié dans la revue Nature est accablant : il est convaincu que le phénomène observé est imaginaire. Il propose une expérience concrète qui permettrait de lever tous les doutes.

Une revue de vulgarisation scientifique française, La Revue Scientifique, lance alors une enquête auprès d’une cinquantaine de physiciens et physiologistes français. Une seule question « Les rayons N existent-ils ? » Un tiers des consultés n’ont pas d’opinion ou ne veulent pas l’exprimer. La majorité des autres conteste l’expérience de Blondlot et revendique une nouvelle expérience, qui soit objective, reproductible et décisive. Plusieurs donnent des exemples concrets. C’est le cas de J. Perrin, de P. Curie et même de la Revue Scientifique. Les ténors de l’Académie des Sciences affichent leur croyance aux rayons N, parce qu’ils font entière confiance à Blondlot ; c’est le cas de Berthelot, d’Arsonval, Poincaré, et d’Henri Becquerel, ce dernier supportant en plus son fils Jean. A noter que personne n’a réussi à reproduire l’expérience de Blondlot, en dehors du groupe de Nancy, ce qui déclenche l’ironie d’un physicien de Lyon : « Seule, ou peu s’en faut, la phalange des six expérimentateurs de Nancy possède une sensibilité rétinienne assez grande ». Selon le psychologue Henri Piéron, cette enquête a eu des effets positifs. Se sentant moins isolé, les sceptiques qui étaient discrets se sont enhardis « et il y eut une contagion du doute ».

Blondlot refuse d’entreprendre les nouvelles expériences qu’on lui propose. Il perd peu à peu ses derniers soutiens. En 1905, L’Académie, ne sachant sur quel pied danser, refuse un article de Blondlot, ainsi qu’un article de Turpain démontrant le rôle de la suggestion. L’affaire s’éteint d’elle-même par le silence des protagonistes. « Aucun d’eux n’eut le courage ou la liberté d’esprit nécessaire pour dire franchement s’être trompé» écrit H. Piéron en 1907. A noter que J .Becquerel fera en 1934 un retour sur cette période et reconnaîtra ses erreurs de jeunesse.

Blondlot préserve tout son prestige à Nancy : En 1908, l’Université le présente comme « un des maîtres, qui, à tous égards, nous fait le plus honneur ». Il prend sa retraite anticipée en 1910 et ne cessera de croire aux rayons N jusqu’à sa mort en 1930. Célibataire, il lègue sa fortune à la Ville de Nancy et son Université.

Illusion collective

L’affaire a fait l’objet d’innombrables études. Dès 1907, Piéron analyse cette « illusion collective ». Jean Rostand résume le sentiment général : « Ce qui est extraordinaire dans cette affaire c’est le nombre et la qualité des égarés ». Le nœud de l’affaire est le manque d’objectivité de l’expérience, ouvrant la porte à l’autosuggestion. Celle-ci porte à voir le résultat recherché, plus que la réalité. Ainsi Paul Langevin raconte son voyage à Nancy: « On m’annonçait avec soin ce que je devais voir. Avec une certaine disposition d’esprit, on peut arriver à voir n’importe quoi ».

Il y avait de bonnes raisons pour croire aux rayons N.

En 1903, Blondlot est un physicien vénéré, dont les travaux sur les ondes électromagnétiques inspirent le respect, et lui ont valu deux prix de l’Académie. Nombre de chercheurs consultés par la Revue Scientifique expriment une confiance quasiment aveugle en l’homme. « Je considère une erreur de sa part comme absolument invraisemblable » écrit l’un d’eux.

Un sentiment de fierté nationale a probablement aussi joué un rôle, spécialement en cette « université de la frontière » de Nancy, toute proche de l’Alsace Moselle, annexée par l’Allemagne en 1871. Une Allemagne qui vient de découvrir les ondes radio (1888, Hertz), les ultraviolets cosmiques (1893, Schumann), et les rayons X (1898, Röntgen). La France voulait aussi ses rayons !

Les études sont unanimes : il n’y a pas eu de fraude délibérée de quiconque. C’est bien le phénomène d’auto suggestion qui semble avoir joué, de manière collective, avec une ampleur que l’on ne pensait pas possible. C’est une des grandes leçons de cette histoire. Elle a conduit à la pratique renforcée des mesures à l’aveugle, dans lesquelles l’expérimentateur ne connaît pas le résultat attendu.

Cet épisode nous rappelle aussi que la science est humaine, et donc sujette à erreur. Et c’est pourquoi la validation continue de la communauté des chercheurs est impérative et doit rester au cœur de la démarche scientifique. La science est une aventure collective.

Pierre Potier


Bibliographie :

1. Blondlot : Rayons N Recueil des communications faites à l’Académie des Sciences (1904)

2. Le Montpellier médical août 1904

3. Le Petit journal 31 déc. 1904

4. Revue Scientifique n° 17 à 24 1904

5. Henri Piéron Grandeur et décadence des rayons N 1907

6. Mary Jo Nye N rays An episode of the History and Psychology of Science, 1980

7. Vincent Borella : Blondlot et les rayons N – Genèse et postérité d’une erreur scientifique 2006