Cédric Grimoult
(Ellipses, 2020, 384 p. 26€)
Le cou de la girafe l’a rendu célèbre, mais il reste inconnu. Jean-Baptiste Lamarck, ce «célèbre inconnu», est le sujet du dernier livre de Cédric Grimoult, historien des sciences et spécialiste de l’évolution.
Lamarck est d’abord un naturaliste exceptionnel : il classe l’ensemble de la flore française, soit 6000 plantes, dont la moitié d’espèces nouvelles. Buffon lui ouvre l’Académie des sciences. Il est nommé «botaniste du Roi» en 1788.
Le savant touche à diverses disciplines, avec plus ou moins de bonheur. Il récuse la nouvelle chimie de Lavoisier. Il affirme que tous les minéraux sont d’origine organique ! «Mes preuves à ce sujet sont trop évidentes, et ne me paraissent pas permettre le moindre doute.» Déclaration consternante qu’il révisera plus tard.
Il est l’un des premiers à publier ses prévisions météorologiques, forcément approximatives, ce qui lui vaudra une rude semonce en public de Napoléon pour son «absurde météorologie», qui l’aurait laissé en pleurs selon Arago.
En bon historien des sciences, Cédric Grimoult ne s’érige pas en juge du haut de son savoir du XXIe siècle. Mais il pointe les (nombreuses) incohérences de Lamarck avec les faits connus à la fin du XVIIIe siècle. Celui-ci se révèle un savant déductif, à l’ancienne, qui proclame des principes sans se soucier des faits. Eduqué chez les jésuites (à Amiens), il est dans la lignée de Descartes. Il écoute peu ses collègues. Il ne les cite jamais. Il se présente en victime marginalisée.
En 1793, il est en charge des insectes, des vers et autres animaux microscopiques au Muséum d’histoire naturelle. Il s’attaque à leur classification : il crée la catégorie (et le mot) des Invertébrés. Ce travail est salué dans toute l’Europe (7000 espèces, dont plus de 1000 genres).
Grimoult présente sur cinquante pages un passionnant panorama des innombrables théories de l’évolution depuis Lucrèce jusqu’à 1800. Quelques exemples : Vanini, brûlé en 1619, pense que «l’homme vient de la semence des guenons et des singes». Maupertuis (sous un nom d’emprunt) croit, comme beaucoup d’autres, en l’hérédité de l’acquis : la race noire provient de la race blanche qui s’est acclimatée au soleil (1744). Buffon est contraint de se rétracter pour sa Théorie de la Terre (1751). Voltaire ne croit pas au transformisme. Diderot croit à la génération spontanée. Erasmus Darwin (grand-père de Charles) et Goethe sont adeptes de la transformation des espèces (1794). Les romans de Rétif de la Bretonne s’approprient toutes ces thématiques (1796).
En 1800, Lamarck présente ce qui est considéré comme la première théorie globale de l’évolution, qu’il affinera durant vingt ans. Grimoult procède à une analyse détaillée de ses trois grands ouvrages de 1802, 1809 et 1820. Lamarck adhère au transformisme. La nature est une puissance dynamique, où Dieu n’a pas sa part. Il croit au progrès général de la nature, tout en pressentant que «l’homme est destiné à s’exterminer lui-même après avoir rendu le globe inhabitable». Le monde est déterministe ; le libre arbitre n’existe pas. La fonction crée l’organe. Pour le héron, vouloir pêcher sans se mouiller entraîne un allongement de son cou (une variante de l’exemple de la girafe). Il s’agit de l’argument le plus original de sa théorie, et le plus controversé.
Le meilleur ennemi de Lamarck est Georges Cuvier, paléontologue des Vertébrés, fixiste et créationniste. Cuvier lui lance des défis et le poursuit de ses «sanglantes épigrammes» ridiculisant sa théorie («C’est en se mouchant que l’homme a fait son nez»).
Dans ses dernières années, Lamarck milite pour réduire les inégalités sociales. Il critique l’injustice du suffrage censitaire établi sous la Restauration. Il se présente lui-même comme un savant désintéressé ; il reçoit certes un salaire honorable, mais quatre fois inférieur à celui de Cuvier !
Lamarck est mort à 85 ans (1829). Odieux, Cuvier écrit un Eloge funèbre raillant le défunt.
En 1859, Charles Darwin publie L’Origine des espèces et introduit le concept fondamental de «sélection naturelle». On prouve ensuite que les caractères acquis ne sont pas héréditaires, ce qui réfute la thèse de Lamarck. L’auteur montre que la récente «épigénétique» ne vient pas corriger cette conclusion.
Le débat Darwin – Lamarck s’est poursuivi pendant un siècle, parasité par des querelles idéologiques, où la position de chacun est caricaturée. En France, Lamarck a été et reste encore «l’étendard de ceux qui ne sont pas satisfaits du mécanisme de sélection».
Ce livre lève un voile, sans complaisance, sur un personnage énigmatique, à la fois déplaisant et attachant. Il nous fait découvrir en détails la première théorie complète de l’évolution, nous guide dans l’enchevêtrement des théories concurrentes de ses précurseurs, et de sa postérité. Une pierre fondamentale dans l’histoire des sciences et des idées.