Alain Delacroix
Professeur honoraire, chaire « Chimie industrielle – Génie des procédés » du Conservatoire national des arts et métiers
Au XIXe siècle, la banane est pratiquement inconnue en France car son transport par bateau est trop long et les fruits arrivent inconsommables. C’est seulement en 1900 que l’on commence à voir des bananes à la vente à Paris. Le propriétaire d’une bananeraie à Madère fait venir les fruits verts et les fait mûrir dans une mûrisserie boulevard de Rochechouart. Moyennant quoi les bananes sont très chères. Néanmoins la consommation de ce fruit augmente rapidement à Paris et en 1904, une société anglo-américaine, Fyffes, capte le marché. Cette société existe encore en 2022 et est la plus vieille entreprise liée au commerce de la banane. Après les années trente, la Martinique et la Guadeloupe vont largement augmenter leur production et en 1939, la flotte française de bananier était la quatrième flotte mondiale.
Depuis le début, le transport des bananes depuis des régions lointaines posait des problèmes car les fruits mûrissaient de façon intempestive au cours d’un voyage trop long. Elles étaient transportées vertes dans des cales autour de 12 °C avec ventilation, puis on les réchauffait dans des mûrisseries. Le chauffage était réalisé par combustion du gaz de ville. Il semblerait qu’un jour, un propriétaire de mûrisserie moderniste a voulu chauffer avec l’électricité et que les bananes ne mûrissaient plus correctement. Cela semblait prouver que ce n’était pas la chaleur uniquement qui provoquait le mûrissement des fruits.
Indépendamment de cela, on s’était rendu compte au XIXe siècle que les arbres situés à côté de lampadaires à gaz perdaient leurs feuilles plus vite que les autres. En 1901, on s’est aperçu que les semis de pois noirs présentent d’étranges symptômes quand ils sont cultivés dans une salle utilisant du gaz de charbon. En 1910, on a observé que les émanations d’oranges provoquent la maturation accélérée des bananes et enfin en 1934, on a découvert que l’éthylène est une hormone végétale. A partir de ce moment, on s’est rendu compte que c’était la très faible concentration en éthylène liée à la combustion du gaz de ville qui favorisait le mûrissement des bananes.
L’éthylène se révélant être une hormone végétale, on a voulu en trouver de nombreuses applications sur les cultures. Le problème est que l’éthylène est un gaz qui, agissant en faible concentration, ne peut être utilisé dans les champs. On a donc recherché un produit liquide ou soluble dans l’eau, susceptible de se décomposer en éthylène. Celui qui a été retenu est l’éthéphon, Cl-CH2-CH2-PO3H2, qui se décompose en éthylène, acide chlorhydrique et acide phosphorique (chlorures et phosphates). Outre l’éthylène, ses produits de décomposition aux concentrations utilisées sont inoffensifs. Quant à l’éthéphon lui-même, il a une très faible toxicité avec une LD 50 (dose létale médiane) de l’ordre de 3000 mg/kg pour le rat. Toutefois il faut prendre des précautions particulières quand il est concentré. L’éthéphon est présent dans de très nombreux produits commerciaux dont l’Ethrel. En tant que régulateur de croissance des plantes, il est très utilisé. On peut citer quelques effets :
- il prévient la verse des céréales,
- c’est une substance de croissance du riz, du blé, du coton, du café, des bananes, du tabac, etc.,
- il favorise l’éclaircissage des pommes et favorise la formation des bourgeons floraux pour l’année suivante.
Ce produit, très utilisé et aux multiples avantages, vient d’être cité dans les médias et est à l’origine d’un probable «scandale» dont ceux-ci sont friands. L’éthéphon aurait été utilisé dans des bananeraies pour faire jaunir des bananes plantain alors qu’il est interdit en Martinique dans la culture des bananes. En revanche, il est autorisé dans la culture des ananas. On en a alors profité pour le relier aux problèmes liés au chlordécone. Ces deux molécules n’ont pourtant aucun rapport. L’une est un régulateur de croissance des plantes, soluble dans l’eau et rapidement dégradée, alors que l’autre est un pesticide donc biocide, très peu soluble dans l’eau et très stable donc persistant dans l’environnement.
Il est dommage qu’une molécule aussi utile ne soit décrite dans les médias qu’à l’occasion d’un éventuel «scandale», sans donner d’informations sur ses bienfaits. Cela participe à la méfiance du public envers la chimie, et les sciences en général, ce qui n’est pas très rassurant pour l’avenir.