Sylvain Laurens
(Ed. EHESS, 2019, 244 p. 21€)
Le cœur de l’ouvrage est constitué par le déroulé chronologique de l’histoire du mouvement rationaliste au long de 75 années d’existence.
Au fil de cette présentation historique sont posées les questions de sa relation avec le mouvement des idées et des idéologies politiques, avec le mouvement social, avec les principaux évènements qui marquent ces années et avec les changements profonds de la communauté scientifique.
Le déroulé chronologique est découpé en six chapitres.
1. Les fondements sociaux d’une épistémologie engagée. Socio-genèse de l’Union rationaliste (UR). 1930-1945.
Affirmation par les fondateurs (Henri Roger, doyen de la faculté de médecine de Paris, et Paul Langevin, professeur de physique au Collège de France) de l’universalisme de la science. Héritage de l’anti-cléricalisme des savants dreyfusards autour du laboratoire de Marie Curie et celui de Paul Langevin, dans un contexte de recomposition de la gauche intellectuelle et du développement de la politique du Parti communiste français (PCF) en direction des intellectuels. Création des Cahiers rationalistes.
2. Le rationalisme comme refuge. Guerre froide des savants et dissidences licites au sein du PCF. 1946-1956.
Période pendant laquelle les effectifs scientifiques commencent à changer d’échelle. La relation avec le PCF est étroite, dans la ligne des suites de la guerre, autour de Frédéric Joliot, avec Ernest Kahane, Evry Schatzman, Jean-Claude Pecker. Actions développées avec le Mouvement pacifiste, anti-nucléaire. Mais tensions avec la direction du PCF, avec l’affaire Lyssenko, le débat sur les deux sciences et le rapport au socialisme scientifique.
3. Refondre le rationalisme sans la béquille du socialisme scientifique. 1956-1970.
Période marquée par les dissidences au sein du PCF après 1956 (rapport Kroutchev). De nouvelles thématiques apparaissent autour du rapport au monde productif, du développement de l’éducation scientifique du grand public, de la lutte contre les pseudo-sciences et l’ésotérisme (publication du Matin des magiciens par Louis Pauwels et Jacques Bergier en 1960).
4. Sauver le grand public de l’irrationnel. La bataille de l’information scientifique et contre les pseudo-sciences. 1970-1993.
Création de l’Association française pour l’information scientifique (AFIS) en 1968 par Michel Rouzé. Les Cahiers de l’AFIS qui deviennent Science et pseudo-sciences en 1985, dénoncent l’astrologie, l’homéopathie, les émissions pseudo-scientifiques à la télévision, les «charlatans» et défendent l’innovation technologique.
5. Le mouvement rationaliste rattrapé par les patrons des nouvelles bureaucraties savantes. 1979-2010.
Les années soixante voient la multiplication d’institutions de la politique scientifique et technologique et le développement de la recherche industrielle. La peur des technologies et de leurs effets est dénoncée par l’UR comme un nouvel ésotérisme. Maurice Tubiana publie Le refus du réel en 1978, contre l’écologisme, le «retour à la nature» et en faveur du programme nucléaire civil. Henri Broch développe la zététique à l’université de Nice, avec un service minitel dédié, valorisant l’innovation technologique.
6. Le triomphe d’une épistémologie de marché. 1990-2005.
Dans un contexte de privatisation de l’économie et d’évolution des corps d’ingénieurs sont ouverts les débats sur l’expertise scientifique par rapport à la décision publique, sur le principe de précaution, le climat et les climato-sceptiques. L’UR décline, avec les héritiers des familles des créateurs. L’AFIS arrive à se renouveler.
En développant l’histoire des trois principales organisations – Union rationaliste, Association française pour l’information scientifique et Laboratoire de zététique (en dépit de la faiblesse des archives) –, l’auteur affiche un objectif de sociologie historique des sciences et des techniques. A travers l’évocation chronologique d’une période qui connaît des changements considérables en ces domaines, il aborde l’implication du savant dans la vie politique et dans le débat idéologique (marxisme-léninisme, socialisme scientifique), les relations avec des mouvements adjacents (franc-maçonnerie, Ligue des droits de l’homme, mouvement syndical), le débat autour de la raison comme lieu neutre, l’ambition de promotion de la science auprès du grand public. Il signale combien le mouvement a été, de plus en plus, confronté au sujet du traitement de la critique de la technologie et des applications industrielles de la science durant les dernières décennies.
Bien que parfois un peu touffu, l’ouvrage se lit facilement mais gagnerait à une clarification de certains concepts utilisés (bureaucratie scientifique par exemple).