Nos ponts, un patrimoine menacé ?

Christian Tridon

Président du Syndicat des entrepreneurs spécialistes de travaux de réparation et renforcement de structures (STRRES)
 

Nos ponts, un patrimoine menacé

Qu’est-ce qu’un pont ?

C’est l’élément de confort qui va permettre aux voies de communication de franchir plus facilement les obstacles naturels que sont les cours d’eau, les vallées et autres ravins.

Le déplacement des hommes, rendu nécessaire tout d’abord pour les besoins de la chasse, des transhumances sociales, des besoins de stratégie militaire, du transport des marchandises, s’effectuera tout d’abord par les voies d’eau. Puis au fil du temps, sur les zones terrestres, par des sentiers, chemins, drailles etc. Le passage des petits cours d’eau se faisait par des gués naturels ou artificiels, en période de basses eaux ou avec des embarcations flottantes sur des cours d’eau plus importants. Sachant que les véritables voies routières (ou ferroviaires) telles que nous pouvons les concevoir aujourd’hui, n’apparaîtront pas avant le milieu du XIXe siècle, les seuls moyens pour nous déplacer étaient l’utilisation de ces sentiers et chemins. Ils auront duré près de vingt siècles. Ce fut l’ère du transport hippotracté.

Le pont est une construction particulière, il s’élance au-dessus du vide et pour cela, il va falloir concevoir une structure qui soit capable de conduire les charges qu’il supporte jusqu’au sol sur lequel il s’appuie.

D’abord (et pendant très longtemps) construits en bois, les ponts le seront ensuite en maçonnerie de pierre ou de brique, et ce, jusqu’à la fin du XIXe siècle. En 1817, Louis Vicat fera une découverte fondamentale : il découvrira comment fabriquer de la pierre artificielle à partir de chaux et de silice. L’eau sera l’élément essentiel à la production de ce liant hydraulique. C’est le début de l’aventure du béton. Le béton armé n’apparaîtra qu’au milieu du XIXe siècle. Il en sera de même pour le métal. La fonte de fer, très longtemps utilisée, laissera la place (pour le domaine de la construction) au fer puddlé (ce n’est pas encore de l’acier) vers le milieu du XIXe. Gustave Eiffel s’en servira pour construire de nombreux grands ouvrages pour les besoins de la voie ferrée et, bien entendu, il l’utilisera pour la construction de sa fameuse Tour parisienne.

Le début du XXe siècle (après 1920) verra émerger deux matériaux pour la construction des ponts, le béton armé et l’acier. Le béton armé est très résistant en compression mais ne l’est que très peu en traction. C’est grâce à Eugène Freyssinet que le béton armé prendra une revanche sur l’acier (et grâce, justement, à ce dernier). Il mettra au point la précontrainte (1928). Ce dispositif consiste à comprimer le béton avec des câbles d’acier tendus à l’intérieur de ce dernier, pour lui donner beaucoup plus de résistance en traction. C’est une réelle avancée. Les bétons fibrés ultra performant (BFUP) sont les bétons de demain (mais déjà utilisés aujourd’hui), ils ont multiplié par trois à quatre la résistance du béton traditionnel.

Les voies de communication du début de notre ère, d’abord chemins, sont devenues des routes puis des autoroutes. Les voies ferrées du XIXe siècle laissent place pour beaucoup d’entre elles aux LGV. Les ponts qui les équipent sont devenus des ouvrages d’ingénierie toujours plus techniques et d’une audace toujours plus surprenante. Quelles en seront les limites ? Le matériau, la physique ou l’homme ?

Les besoins de maintenance de ces ouvrages

Le réseau de voies de communication françaises compte environ 200 000 ponts routiers (pour un total d’environ 1 000 000 km de voies) et 50 000 ponts ferroviaires (pour 30 000 km de voies ferrées). Ces ouvrages, constitués aujourd’hui de maçonnerie (60%) de béton armé et précontraint (30%) et métallique (10%) vieillissent et se dégradent. Si la pierre, élément minéral par excellence, ne subit que très peu les agressions du temps (le pont du Gard a déjà plus de 2 000 ans), il n’en est pas de même pour le béton armé (précontraint ou pas) et l’acier. En effet, ces matériaux réagissent à des réactions chimiques générées par des phénomènes électriques qui provoquent la corrosion des aciers. Sous cet effet, les bétons éclatent et se fissurent, et le métal nu voit ses sections diminuer. Dans ces deux cas, la résistance de l’ouvrage diminue. Il va donc falloir anticiper les effets de ces phénomènes par une politique de maintenance régulière.

Surveiller, entretenir, réparer. Tout cela a un coût, mais c’est la condition nécessaire au maintien en service de ces ouvrages. Le coût d’un pont est en moyenne (valeur neuve) d’environ 3 000 €/m² du tablier. Son entretien annuel est évalué à environ 25 à 30 €/m² (étude STRRES de 2013). Ramenée aux 200 000 ponts qui jalonnent notre million de kilomètres de voies routières, la valeur neuve totale représente environ 200 milliards d’euros.

Pour mémoire, la valeur neuve des voies routières françaises est évaluée à 2 000 milliards d’euros. L’entretien minimum nécessaire des ponts est évalué à 0,8% soit 1,6 milliard d’euros par an. Nous sommes loin, aujourd’hui, d’y consacrer une telle somme.

Un ouvrage bien entretenu, quel que soit son matériau et sa conception, peut offrir une continuité de service très longue. Nous n’en connaissons d’ailleurs pas vraiment la durée. Notre technologie actuelle permet cet entretien, sous réserve que la règle fondamentale des 3 B soit respectée :

  • Bon diagnostic (surveillance, inspections, investigations…)
  • Bonne prescription (il s’agit là des actions correctives à prévoir)
  • Bons travaux

Traditionnellement on a toujours conçu un ouvrage pour une durée symbolique de 100 ans. Très peu d’entre eux ont, aujourd’hui, atteint cette durée. Le « gros du peloton » des ouvrages dits à risques se situe entre 50 et 60 ans d’existence. Rappelons que dans le domaine aéronautique, un aéronef, toutes proportions gardées, dure généralement très longtemps car tous ses équipements sont remplacés régulièrement. Il devrait en être de même pour un pont.

Les voies de communication routières ou ferroviaires sont, et pour longtemps encore, les éléments essentiels du développement social et économique de nos sociétés. Il est donc primordial que l’entretien des ponts qui les équipent soit réalisé. Le « nid de poule » sur la chaussée est visible de tous, bien qu’il ne mette pas en péril immédiat la qualité de la structure. En revanche, la pathologie du pont n’est, dans la plupart des cas, décelable que par le spécialiste. Les exemples de ruines subites se multiplient un peu partout dans le monde. Il y a urgence.

Le pont, au-delà de son aspect économique, est resté le symbole de l’union entre les hommes. Nos euros s’en sont fait leur image faciale. Rappelons-nous cette phrase d’Isaac Newton « Les hommes construisent trop de murs et pas assez de ponts » ; elle a bien évidemment, de nos jours, une résonance toute particulière.

 

(Article issu de la conférence du 30 mars 2017, organisée par le Comité constructions et beaux-arts de la Société d’encouragement pour l’industrie nationale, en partenariat avec COBATY, l’AFAS et le Rayonnement du CNRS)