Jeanne Brugère-Picoux
Professeur honoraire de pathologie médicale du bétail et des animaux de basse-cour (Ecole nationale vétérinaire d’Alfort), membre de l’Académie nationale de médecine, ancienne présidente de l’Académie vétérinaire de France
L’annonce d’une contamination des œufs par le fipronil a beaucoup surpris la filière avicole puisque l’utilisation de ce produit était interdite sur tout animal (ou ses produits) pouvant être destiné à une consommation humaine. Le fipronil est utilisé couramment comme insecticide chez les animaux de compagnie mais aussi comme produit biocide destiné à lutter contre les fourmis ou les cafards. L’utilisation frauduleuse de cet antiparasitaire était d’autant plus scandaleuse qu’elle concernait un produit « bio » à base de plantes destiné à lutter contre les poux rouges dans les élevages de poules pondeuses ! Ainsi, contrairement aux affirmations de quelques écologistes ou organisations de protection animale, les élevages bios n’étaient pas les plus protégés par cette fraude.
Chronologie d’une fraude scandaleuse
La contamination des œufs néerlandais daterait de novembre 2016 selon le ministre belge de l’Agriculture, Denis Ducarme. Cependant la première notification de résultats non conformes pour le fipronil (taux de résidu dépassant la limite maximale de résidu ou LMR, fixée en Europe à 0,005 mg/kg) date du 2 juin 2017 en Belgique. L’alerte avait été donnée à la suite d’un autocontrôle réalisé par une casserie à l’Agence fédérale pour la sécurité de la chaîne alimentaire (Afsca), l’équivalent belge de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses) en France. Ces œufs provenaient d’une exploitation de poules pondeuses en Belgique. Cette détection fortuite conduit l’Afsca à bloquer la production de l’exploitation en cause dès le lendemain et la saisie des ovoproduits provenant de l’élevage, puis à leur destruction mi-juin. Très rapidement, un traitement contre les poux rouges avec le « Dega-16 » est suspecté, ce produit néerlandais, à base de menthol et d’eucalyptus, étant distribué par la société Chickfriend, dont les deux fondateurs font maintenant l’objet d’une enquête criminelle. Jusqu’à la fin du mois de juillet, les contrôles effectués en Belgique confirment la présence du fipronil dans les œufs sans que pour autant les autres pays européens en soient officiellement informés.
C’est seulement à partir du 4 août 2017 que le scandale est connu de tous avec l’annonce de millions d’œufs retirés des rayons dans les supermarchés néerlandais et allemands. Le syndicat néerlandais des éleveurs de volailles compte alors « plusieurs millions d’euros de pertes ». Progressivement, la traçabilité des ovoproduits permet de découvrir l’extension de la contamination dans 17 autres pays européens, dont la France ainsi qu’à Hong Kong. Plusieurs élevages néerlandais sont bloqués, les œufs sont détruits ainsi que les poules pondeuses. En France, on a découvert progressivement que plusieurs établissements étaient concernés par des importations néerlandaises. Au 14 août 2017, on a pu ainsi identifier 14 établissements de transformation d’œufs ou d’ovoproduits, 2 centres de conditionnement d’œufs et 40 grossistes, et les analyses en cours permettront ultérieurement de connaître les produits confirmés. Près de 45 tonnes d’ovoproduits pouvant être contaminés ont été ainsi importés en France. Des œufs en coquille contaminés ont été aussi importés. Il s’agissait de 196 000 œufs en provenance de Belgique qui ont été mis sur le marché entre le 16 avril et le 2 mai et qui ont été consommés. Un deuxième lot (environ 48 000 œufs), venant des Pays-Bas, portant le code 0 NL 4365101(il s’agissait donc d’œufs « bios »), ont été mis en vente entre le 19 et le 28 juillet chez Leader Price, qui a procédé au retrait des œufs encore en rayon dès qu’il a eu connaissance d’un risque de contamination.
Le fipronil est « modérément toxique »
Dès 2004, le fipronil utilisé pour l’enrobage des semis (sous le nom de Régent) avait été suspecté d’être responsable d’une hausse de mortalité chez les abeilles françaises. Il fut alors interdit en France mais les rapports ultérieurs (dont celui de l’EFSA, l’Agence européenne de sécurité alimentaire en 2013) n’ont jamais pu démontrer formellement cette toxicité pour les abeilles. Mais la controverse existe et il a fallu attendre 2014 pour que cette interdiction concerne aussi les autres pays européens pour plusieurs produits végétaux destinés à l’alimentation animale ou attractifs pour les abeilles [1].
En grande quantité, le fipronil est considéré comme « modérément toxique » pour l’Homme par l’Organisation mondiale de la santé (OMS). L’Anses l’a confirmé dans son rapport du 10 août 2017. Les cas d’intoxication connus chez l’Homme (d’origine accidentelle ou volontaire) n’ont pas permis d’observer les effets neurotoxiques signalés chez les animaux de laboratoire lors des essais de toxicité ou une mortalité mais tout au plus des troubles digestifs de gravité moyenne. En tenant compte de la dose de fipronil la plus importante ayant été détectée dans un œuf contaminé (soit 1,2 mg/kg), l’Anses a calculé combien d’œufs pouvaient être consommés par jour pour que l’exposition reste inférieure à la dose de référence aiguë (ou acute reference dose, ARfD) [2]. Il s’agit d’un œuf ou de dix œufs par jour pour un enfant ou un adulte respectivement. Ces doses peuvent être multipliées par dix puisque des doses équivalentes à 10 ARfD n’ont pas permis d’observer un effet chez l’Homme, y compris chez l’enfant (soit, par exemple, près de cent œufs fortement contaminés pour un adulte par jour). En ce qui concerne la viande, la concentration maximale retrouvée dans le muscle des poules a été de 0,175 mg/kg de muscle, soit une consommation journalière de plusieurs kilogrammes de viande pour dépasser l’ARfD.
En ce qui concerne le risque lié à un effet cumulatif, il n’existe pas de données permettant d’évoquer un tel risque pour les produits ayant été mis sur le marché en France. D’ailleurs, les analyses en cours sur tous les produits suspects d’avoir été contaminés et leur saisie si les traces de fipronil dépassent la LMR [3] permettront de rassurer le consommateur. Si le consommateur peut regretter que l’on n’ait pas eu immédiatement la liste de ces produits suspects, on peut aussi parfaitement comprendre que le ministère de l’Agriculture attende les résultats des analyses pour fournir cette liste ne concernant que les produits où la LMR est dépassée pour les retirer définitivement du marché, puisqu’il s’agit d’une fraude et non d’un risque d’intoxication.
Seules les enquêtes en cours des circuits commerciaux des œufs et des ovoproduits, voire du produit « bio » frauduleux pourront démontrer l’importance de cette contamination en Europe et peut-être dans d’autres pays puis Hong Kong a été également touché. Il faut surtout espérer que la fraude n’aura eu lieu que dans la société néerlandaise incriminée et que le fipronil n’aura pas été utilisé dans d’autres circuits destinés à lutter contre les poux rouges, ectoparasites hématophages tant redoutés dans les élevages de pondeuses.
En conclusion, ce problème des œufs contaminés est un problème essentiellement économique et non sanitaire pour la filière œuf et pour l’Europe, et on ne connaît pas encore les conséquences économiques et judiciaires de ce scandale. Cela n’est pas sans nous rappeler la contamination frauduleuse des aliments destinés aux volailles par de la dioxine en Belgique il y a plusieurs années. A l’époque le consommateur refusait de manger du poulet alors que la filière dinde, non boycottée, avait reçu les mêmes aliments contaminés…