Si Einstein avait su

Alain Aspect

(Ed. Odile Jacob, 2025, 368 p. 24,90€)

 
Si Einstein avait su (A. Aspect, Ed. Odile Jacob, 2025)Spécialiste incontesté de la physique quantique, la renommée d’Alain Aspect n’est plus à faire depuis qu’il a reçu le prix Nobel de physique en 2022. Sa riche bibliographie, ainsi que l’accessibilité à nombre de ses conférences dans les medias, témoignent de son désir de partager ses connaissances. Ce nouveau livre au titre énigmatique en est une nouvelle preuve.

Les succès de la théorie de la relativité ont fait un peu oublier qu’Einstein a eu un rôle important dans l’évolution de la physique quantique, tant par ses premières contributions aux quantas que, paradoxalement, par son refus de l’interprétation probabiliste de la physique quantique. Alain Aspect en fait un personnage-clef de son livre.

Max Planck (1900) découvre la quantification de l’énergie afin de rendre compte du problème du rayonnement du corps noir. Einstein (1905) étend ce concept au rayonnement : la lumière est composée de quantas. Il en déduira le phénomène de l’effet photoélectrique, qui lui valut d’obtenir le prix Nobel en 1922. Il apportera deux autres contributions majeures à la physique quantique : l’hypothèse de la dualité onde-particule de la lumière (1909) et la théorie quantique de l’interaction entre matière et rayonnement (1916).

A partir des années 1920, après les premières tentatives de Niels Bohr, le formalisme mathématique de la physique quantique s’est développé, sous l’impulsion de Heisenberg, Schrödinger et Dirac. Max Born (1926) formule l’interprétation probabiliste de la fonction d’onde : on ne peut pas prédire le résultat d’une mesure d’un système quantique, seule sa probabilité d’occurrence est connue.

Einstein refuse cette interprétation : le monde n’est pas soumis au hasard («Dieu ne joue pas aux dés»), pour lui la théorie n’est pas complète. Au cours des congrès de Solvay (1927 et 1930), Einstein tente de prouver l’invalidité du principe d’incertitude de Heisenberg par des expériences de pensée. Bohr parviendra à invalider ses tentatives en invoquant l’influence du caractère quantique de l’appareil de mesure.

Einstein revient à la charge et publie (1935) l’article mythique du «paradoxe EPR» mettant en jeu deux particules intriquées. Il démontre, en s’appuyant sur le formalisme quantique, que les mesures (vitesse ou position) faites simultanément sur les deux particules sont corrélées. Il en déduit que la mesure de la seconde particule était définie avant la mesure sur la première, en contradiction avec le principe d’incertitude de Heisenberg, et qu’il est donc nécessaire de compléter le formalisme quantique. Niels Bohr ne saura pas y opposer alors d’arguments convaincants.

S’ensuit une longue période durant laquelle la communauté des physiciens considère que le sujet EPR a été clos, se satisfaisant du formalisme probabiliste qui permet de traiter rigoureusement une foule de phénomènes quantiques.

En 1974, Alain Aspect prend connaissance d’un article discrètement publié en 1964 par John Bell, physicien au Cern. Reprenant l’idée d’Einstein des variables cachées locales, Bell a formulé des conditions (inégalités de Bell) portant sur la corrélation des deux particules, conditions auxquelles devrait satisfaire un système à paramètres complémentaires. Selon lui, une expérience qui vérifierait ces conditions viendrait trancher le débat suspendu entre Einstein et Bohr.

Alain Aspect saisit très vite l’enjeu d’une telle expérience mais également la complexité de mise en œuvre. Il en fait son sujet de thèse comme hôte de l’Institut d’optique où il déploiera ses talents d’expérimentateur.

Il réalisera trois expériences dont le principe consiste à envoyer dans deux directions opposées des photons intriqués, détecter simultanément leur état de polarisation (rôle des polariseurs) et calculer la corrélation entre les états coïncidents selon des orientations variables des polariseurs.

Les deux premières expériences ont révélé la violation des inégalités de Bell avec un très haut niveau de confiance, confirmant la justesse de la théorie probabiliste de la physique quantique et réfutant la vision d’Einstein de réalité locale du monde physique.

Par un dispositif innovateur permettant de modifier l’orientation des polariseurs avant que les particules ne les atteignent, la troisième expérience lèvera le dernier doute sur la possibilité qu’une particule, une fois émise, ne soit informée de l’orientation de l’autre polariseur sans violer le principe de la relativité restreinte.

Einstein avait tort, mais ce fut une erreur féconde !

Ce livre d’un auteur soucieux de partager sa passion et ses connaissances saura captiver un large public de lecteurs, étudiants ou amateurs de physique quantique. Les concepts théoriques et les technologies employées (annonciatrices des applications émergentes telles que la cryptographie quantique et le calculateur quantique) y sont exposés en langage clair et précis. Le dernier chapitre donnera au lecteur quelques éclairages sur le titre énigmatique de l’ouvrage.