Jeanne Brugère-Picoux
Professeur honoraire de pathologie médicale du bétail et des animaux de basse-cour (Ecole nationale vétérinaire d’Alfort), membre de l’Académie nationale de médecine, ancienne présidente de l’Académie vétérinaire de France
Fausse alerte sur de la viande tuberculeuse dans nos assiettes
Le mercredi 25 octobre dernier, le Canard enchaîné annonçait sur près d’une demi-page que « plus de 8000 vaches diagnostiquées positives à la tuberculose bovine finissent en barquettes dans les rayons des supermarchés ». Ce titre semblait dénoncer une nouvelle affaire sanitaire, d’où une réaction médiatique à cette fausse alerte liée à une méconnaissance des moyens de lutte contre la tuberculose bovine en France. En effet, il y a eu près de 8000 vaches abattues en France en 2014 (soit 190 troupeaux représentant 0,09% du total des troupeaux français) mais la découverte d’un cas de tuberculose dans un troupeau impose l’abattage de tout le troupeau depuis 1999 (sauf cas de dérogation exceptionnelle permettant un abattage partiel avec, ultérieurement, des mesures de surveillance très strictes) puisque la tuberculose est classée dans les maladies animales de catégorie 1, maladies pour lesquelles il existe un système permanent de surveillance et de lutte faisant l’objet d’une subvention par l’Etat. Mais, sur les 3000 tonnes de viande bovine issues de ces abattages de 2014, très peu concernent des vaches infectées. Par exemple dans une étude concernant 67 troupeaux soumis à l’abattage total en 2011, il y avait moins de 3% des 8530 animaux abattus (soit 227) qui ont présenté des lésions suspectes de tuberculose à l’abattoir et 51% de ces troupeaux (soit 34 sur 67) détenaient plus d’un bovin présentant une lésion de tuberculose [1]. Cette même étude souligne aussi que l’inspection sanitaire des carcasses demeure essentielle pour les troupeaux non suspects car, toujours en 2011, 186 bovins issus de 174 troupeaux officiellement indemnes et en provenance de 21 départements ont présenté des lésions suspectes de tuberculose à l’abattoir, le taux de confirmation de ces lésions ayant été de 22,6%. Mais nous n’avons pas, pour ces études, le taux de saisie partielle ou totale des carcasses positives.
Le texte du Canard enchaîné signale que l’inspecteur vétérinaire à l’abattoir « fait détruire les reins et le foie s’ils lui paraissent touchés par le bacille de Koch », alors qu’un encart « à la sauce de Bruxelles » dans ce même article explique pourtant combien l’inspection des ganglions lymphatiques est essentielle dans le cas de la tuberculose bovine pour expliquer la possibilité d’une saisie partielle ou totale permettant d’éviter la commercialisation d’une viande risquant d’être contaminée [2].
Problème du réservoir sauvage
Depuis la mise en place de la prophylaxie contre la tuberculose bovine en 1963, les cas de tuberculose dans le bétail ont diminué rapidement et la France est considérée comme indemne de cette maladie depuis 2011. La découverte d’une centaine de foyers par an dans l’élevage bovin est principalement liée à la persistance de l’infection dans un réservoir sauvage dans certains départements ayant connu une augmentation des cas depuis 2004. Il s’agit de la Côte d’Or, de la Dordogne, de la Camargue et du Sud-Ouest. Le développement de la maladie chez les sangliers, les blaireaux et les cerfs rend l’éradication de la tuberculose plus complexe et a justifié d’un renforcement de la surveillance de la faune sauvage. La situation est, début 2013, globalement stationnaire : on n’enregistre pas de diffusion active de la maladie mais les difficultés subsistent pour l’éradiquer dans les zones infectées, d’où un renforcement du dépistage de l’infection dans la faune sauvage autour des foyers domestiques. Les mesures mises en place par le ministère de l’Agriculture dans le but de limiter les risques de diffusion aux espèces sauvages ont concerné la diminution des densités des populations, l’identification du risque de diffusion hors des zones reconnues infectées, la surveillance au sein des élevages de gibiers, bovins, caprins, ovins et au sein des espèces sauvages sensibles et l’information des risques de contamination aux populations exposées lors de la manipulation des carcasses ou trophées et de la consommation de carcasses infectées. Ainsi le chasseur est devenu un « bien national » dans la lutte contre la tuberculose.
Tuberculose humaine : les cas liés à Mycobacterium bovis sont exceptionnels
Si les contaminations par le lait cru ont pu exister dans les années cinquante lorsque le quart des troupeaux bovins était contaminé, il est difficile de retenir les propos du palmipède signalant que « régulièrement, quelques buveurs de lait cru (non pasteurisé) tombent malade ». Certes, le risque zéro n’existe pas mais il est aussi difficile de considérer que « les cas de transmission de la vache à l’homme… touchent encore une cinquantaine de malchanceux, surtout des éleveurs ou des vétos en contact avec le bétail ». En effet, ce chiffre de cinquante peut résulter d’une extrapolation du taux de 1% des cas de tuberculose humaine liés à Mycobacterium bovis sur les cas observés chaque année, soit un peu moins de 5000. Ainsi, en 2014, 16 cas de tuberculose à M. bovis ont été identifiés par le réseau de surveillance nationale [3]. Parmi ces personnes, seulement 3 étaient nées en France, essentiellement des personnes âgées (54 à 87 ans) et ayant pu être contaminées plus jeunes par du lait non pasteurisé, la maladie survenant beaucoup plus tard du fait d’une immunodépression (comme cela a pu être aussi observé lors de l’apparition du sida). Les autres cas étaient originaires du Maghreb (9 cas), d’Afrique sub-saharienne (1 cas), d’Europe de l’Est (1 cas) et d’Europe du Sud (2 cas). Il est donc difficile d’incriminer une origine autochtone à la majorité des cas de tuberculose humaine dus à M. bovis détectés en France.
En France, l’incidence de la tuberculose-maladie a régulièrement baissé depuis les années soixante. Elle était de 16,5 cas pour 100 000 en 1993 puis est descendue à 7,3 cas pour 100 000 en 2014 [4]. Le nombre de cas de tuberculose maladie déclaré en 2015 était de 4 741, dont 3 422 cas avec une localisation pulmonaire, soit des taux de 7,1 cas pour 100 000 habitants et de 5,1 pour 100 000 pour les formes pulmonaires. Les taux de déclaration de la maladie les plus élevés pour 100 000 personnes concernent trois régions : Mayotte (25,9), la Guyane (18,3) et l’Ile-de-France (14,5). Les populations les plus fréquemment touchées étaient les personnes sans domicile fixe (166,8 pour 100 000) et les personnes incarcérées (91,3 pour 100 000). Il s’agit principalement de cas importés (personnes nées à l’étranger, soit 35,1 pour 100 000). Ainsi, sur les 4 471 cas de tuberculose déclarés en 2015 dont le lieu de naissance était renseigné (soit 94% des cas déclarés), 59% étaient nés à l’étranger : 40% en Afrique subsaharienne, 25% en Afrique du Nord, 16% dans un pays européen (11% dans un pays de l’Union européenne, 5% dans un autre pays d’Europe), 14% en Asie et 5% aux Amériques ou en Océanie [5].
Mais le Canard avait raison en dénonçant un enjeu financier
Pour l’éleveur, la perte d’un troupeau subissant un abattage total est difficile à supporter du point de vue financier et psychologique. De plus, il n’est plus à l’abri d’un risque sanitaire lors du repeuplement, du fait de l’approvisionnement qui a souvent lieu à partir de nombreux élevages différents (tuberculose, paratuberculose, etc.).
Notre palmipède signale que « Au motif que l’éleveur se fait indemniser par l’État pour ses bêtes tuberculeuses abattues, les gros négociants lui imposent des prix au rabais. Les factures que le Canard a collectées montrent que le kilo de carcasses, habituellement payé 3,50 euros, peut tomber à 1,50 euro » alors que « Le prix affiché au rayon des supermarchés, lui, ne bouge pas ».
En conclusion, on ne peut regretter qu’une chose : la réaction des médias retenant une fausse nouvelle (la viande tuberculeuse) en ignorant le plus souvent un fait réel et regrettable spoliant les éleveurs et les consommateurs.